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15/09/2011

Séminaire 6 : Le manager réflexif, la médiation et l'usage de soi

1. Faites taire les managers et leurs « coach » ! Dans un ouvrage traitant de l’anthropologie de la rhétorique managériale, Anne Both (2008) dresse un portrait sévère de la littérature managériale, de la formation initiale des managers, des consultants intervenant dans les entreprises et des normes de certification internationale. Tout ceci contribue selon elle, à la création et à la diffusion au sein des entreprises d’un jargon difficilement compréhensible par les subordonnés. Sauf à considérer que le fait d’être incompris n’est pas une forme de supériorité que le manager cultive volontairement, nous introduirons ce séminaire par une réflexion sur « la mal mesure de l’homme » (titre d’un ouvrage de S. J. Gould, 1997).

De la craniométrie et de la phrénologie du 19 ème siècle, aux tests d’intelligence du début du 20 ème siècle, à la graphologie, à  l’ennéagramme,  à la morphopsychologie, au Myers-Briggs Type Indicator, aux « brain type », à l’intelligence émotionnelle, aux « personnality assessments » de toutes sortes, aux théories implicites de la personnalité, … les « rangements » issus des sciences du comportement humain et supposés conduire au « succès », se prévalent souvent d’un grand nombre d’affirmations fallacieuses : « se connaitre » , « connaitre » les autres s’avère la quête du graal pour le manager ! Ceci montre que, sans nier l’existence de différences interindividuelles, la manière dont celles-ci sont abordées répond à une forme de construction sociale et culturelle traduisant et évoluant au gré des événements, des évolutions sociales et politiques. Nous invitons à douter des interprétations réductrices des phénomènes psychologiques recourant à une forme de substantialisation qui crédibilise un positivisme naïf de la mesure chiffrée de la personne, avant de s’interroger sur la définition et la mise en œuvre de catégories, i.e. de conventions d’équivalence socialement admises sur ce que l’on mesure et ce, en préalable aux opérations de mesure. En ne considérant que les indicateurs et les tableaux chiffrés de ces testing « sauvages », on ne considère qu’une matière « réifiée  » : la statistique « vivante et en acte » est plus attentive aux opérations de classement et de définition qui lui donnent vie.

2. Des recherches appliquées non applicables : la voie sans issue de l’universalisme ? Il est néfaste de croire que la science occidentale est entièrement objective et débarrassée des préjugés des chercheurs. Par exemple, Cyril Burt est connu pour une célèbre histoire de faux dans laquelle il affirmait avoir prouvé l’hérédité de l’intelligence en travaillant sur 56 couples de vrais jumeaux. Ce n’est qu’après sa mort que l’on découvrit que la majorité des jumeaux cités dans l’étude, n’avaient jamais existé … mais ses idées courent toujours ! J. Henrich (2010) souligne le biais expérimental - défaut méthodologique - caractérisant les publications internationales en psychologie. Celles-ci seraient réalisées à 96% par des laboratoires occidentaux, essentiellement nord-américains. Pour eux, l'individu type, servant de sujets à ces études – en général des étudiants des universités -  est de race blanche, masculin et issu d'un milieu relativement favorisé (WEIRD i.e. Western, Educated, Industrialized, Rich, and Democratic societies).

Il s'ensuit que cet individu statistiquement représentatif et donc « référence », est empreint de libéralisme et d'individualisme, valeurs autour desquelles veulent - ou prétendent - se construire les sociétés occidentales, que ce soit au plan économique ou au plan de l'organisation sociale et du travail. Par sociétés occidentales, on se réfère aux sociétés anglo-saxonnes, mais aussi aux sociétés européennes très dominées par les normes de cette culture. Cette dépendance nous rend aveugle à la façon dont plusieurs milliards d'humains n'étant pas ressortissants de ces sociétés occidentales se construisent effectivement et abordent les relations interhumaines (cf. http://preparation-mentale-pfleurance.hautetfort.com/inde... - http://gestion-des-risques-interculturels.com/risques/l%E... - http://www.archipress.org/reda/index.phpoption=com_conten... 

3. L’étude de « la » personnalité : des controverses anciennes non éteintes ? La psychologie des traits est fondée sur l'idée qu'il existe chez les gens des caractéristiques relativement stables qui influencent de façon particulière leurs comportements et leurs expériences. Les notions de dimensions, de traits, de types, de dispositions - dans leur diversité - apparaissent comme descripteur de la « cohérence » relative de la conduite des individus. La proposition intégrative - de nature méthodologique et non théorique - des différents inventaires conduit à un outil - Five Factor Model ou Big Five – qui propose de résumer la sphère de la personnalité en 5 dimensions (névrosisme, extraversion, ouverture à l’expérience, agréabilité, caractère consciencieux (et 6 facettes à l’intérieur de ces 5 dimensions). A contrario, un modèle situationniste met en cause  la  valeur significative du trait de personnalité pour réaliser des prédictions comportementales en montrant une grande variabilité du comportement des personnes en différentes situations. Il considère que ce sont les facteurs situationnels (c'est à dire les événements, les conditions environnementales, le contexte) qui déterminent pour l’essentiel, la conduite.

Controverses anthropologiques, idéologiques, paradigmatiques, méthodologiques, statistiques, … ! Actuellement une conception interactionniste et dynamique de la personnalité valorise un modèle de causalité bidirectionnelle (c'est à dire réciproque et non simplement unidirectionnel) : le sujet agit sur l'environnement qui lui-même agit à son tour et le régule. L'hypothèse relative à des co-fonctionnements entre systèmes laisse entrevoir des conceptions de la personnalité intégratives incluant les divers facteurs en interaction : facteurs environnementaux ou situationnels, facteurs biologiques, facteurs psychologiques. Il apparaît alors difficile de saisir dans ces boucles de processus complexes d'actions, d'interactions, de rétroactions si la personnalité est cause ou résultat de l'adaptation. Faute d'interrogations sur leurs outils théoriques, les chercheurs considèrent très majoritairement que les situations qu'ils analysent sont stables, prévisibles, sous l'effet de tendances structurelles ou de l’engagement des acteurs. Recherchant surtout des causalités et des régularités, ces approches ne disposent pas de concepts permettant de donner du sens à des situations d'instabilité, de contingence et de récursivité.

4. Des interactions stratégiques en situation d’observabilité imparfaite : faut-il optimiser à court terme en exploitant la meilleure solution connue ou optimiser à long terme en explorant davantage les solutions mal connues pour réviser ses croyances à leur propos ? C’est le dilemme exploration/exploitation présent dans toutes les situations d’incertitude qui est l’objet de la théorie des jeux. Une théorie générale des interactions/interdépendances stratégiques qui avance - modélise -  que les conséquences de ce qu’un agent fait dépendent de ce que font les autres agents prenant part à l’interaction. Le dilemme itéré du prisonnier (cf. sur ce blog la fiche de lecture sur l’ouvrage d’Axelrod, 1984) est un jeu simultané, symétrique, à deux joueurs, à somme non nulle, non coopératif où chaque joueur doit choisir une parmi deux cartes : la coopération et la trahison. Il y a dilemme car l’intérêt individuel (la rationalité au sens économique) rapporte moins que l’intérêt collectif. Dans une perspective plus écologique, c’est la version itérée de ce jeu que nous mettons en avant, i.e. les joueurs se rencontrent un certain nombre de fois - les joueurs ne connaissent pas le terme du jeu – le score des joueurs est la somme des scores de chaque rencontre. A chaque étape un joueur sait ce que son adversaire a joué dans les coups précédents : les croyances d’un joueur sur les conséquences de ses actions se modifient au fil des messages de l’environnement produit par chaque occurrence du jeu.

Lorsque ce dilemme est répété plusieurs fois avec les mêmes adversaires, plusieurs stratégies peuvent être alors imaginées i.e. Gentille : on coopère toujours ; Méchante : on trahit toujours ;  Lunatique : coopération ou trahison est choisi au hasard ; Donnant-donnant : on coopère la première fois, puis on joue ce que l'adversaire a joué au coup précédent ; Rancunier : si l'adversaire a trahit au moins une fois dans les coups précédent, alors on trahira toujours, sinon on coopère ; Périodique méchant : quelque soit le jeu de l'adversaire, on coopère une fois puis on trahit deux fois ; Périodique gentil : idem mais une trahison suivie de deux coopérations, Majorité-mou : on joue le jeu de l'adversaire qui a été le plus présent au cours des jeux précédents, et la coopération en cas d'égalité ; Méfiant : trahison au début, puis donnant-donnant ; Majorité-dur : idem majorité-mou sauf trahison en cas d'égalité ; Sondeur : trahison suivie de deux coopérations pour les trois premiers coups, puis si l'adversaire a coopéré aux coups 2 et 3 alors on trahit toujours, sinon donnant-donnant ; Donnant-donnant dur : coopération sauf si l'adversaire a trahit lors de l'un des deux coups précédent et évidemment on aimerait trouver une stratégie minimisant le coût au cours des itérations et permettant la viabilité de l’interaction. Au final Axelrod avance – démontre - quatre critères optimaux pour une stratégie de coopération en évolution : – bienveillance – réactivité – indulgence – simplicité (clarté du comportement)

5. L’homme pluriel ? (titre d’un ouvrage de B. Lahire, 1998) : « c'est un homme qui n'a pas toujours vécu à l'intérieur d'un seul et unique univers socialisateur, qui a donc traversé et fréquenté plus ou moins durablement des espaces, des matrices, de socialisation différents et même parfois socialement vécus comme hautement contradictoires. L'homme pluriel est donc porteur de dispositions, d'abrégés d'expériences multiples et pas forcément toujours compatibles ... Il doit pourtant faire avec. Cette situation peut lui poser un grave problème si des dispositions viennent se contredire dans l'action. Elle peut aussi être inaperçue par l'acteur lui-même si, comme c'est très fréquemment le cas, les dispositions ne s'activent que dans des contextes ou des domaines de pratiques limités et séparés les uns des autres (développement professionnel vs développement personnel ?). L'homme pluriel, c'est l'homme dont l'ensemble des pratiques est irréductible à une formule génératrice ou à un principe générateur ». La mise en question de l’idée d’une constance, d’une stabilité du monde et d’un moi dans ce monde, incite à rechercher cette permanence - non dans un monde ou dans l’invariance d’un moi transcendant les situations, qui seraient toujours « déjà-là » - mais dans le couplage et l’adaptation dans l’action (Maturana et Varela, 1994, Varela, 2002), qui s’appuyant sur de « nouveaux » arguments en faveur de la primauté de l’agi, de la dimension incarnée et située de l'expérience vécue, affirme  une relation dynamique, un couplage opérationnel qui fait émerger,  « énacter » des micro-identités avec leurs micromondes correspondants.

Dans cette perspective de la complexité, Simondon (1964 – 1989) nous invite à penser « l’individuation » dans le contexte des interdépendances et des dynamiques de la relation de l’homme aux techniques et au monde social. De manière inverse aux approches – citées précédemment - qui s'intéressent à l'individu constitué, qu'elles considèrent comme achevé (i.e. stable), c'est à partir de l'individu que Simondon étudie l'individuation : « Il faut opérer un retournement dans la  recherche du principe d'individuation, en considérant comme primordial l'opération d'individuation à  partir de laquelle l'individu vient à  exister et dont il reflète le déroulement, le régime, et enfin les modalités dans ses caractères ». Il faut supposer pour cela que l'individuation ne produit pas seulement l'individu, mais le couple individu - milieu. Puisque l'individuation est le lieu d'une invention, il faut « essayer de connaître l'individu à  travers l'individuation plutôt que l'individuation à partir de l'individu ». Accorder un rôle privilégié à l'individuation, c'est aussi considérer de manière nouvelle le devenir de l'individu : il n'est plus altération d'un être achevé, mais il est le mode même de l'être humain en société. Pour Simondon, il n’y a pas d’individu achevé possible, ni d’individualité, ni même d’individualisation, il n’y a que des  organismes en individuation, i.e. en opération constante de s’individuer. Ceci est une question cruciale qui positionne différemment la vision relative aux notions d’identité personnelle, de management et de formation professionnelle/personnelle : ces questions ne sont pas abordées sous l’hypothèse d’une stabilité, d’une permanence personnelle et dispositionnelle mais à partir de ce paradoxe d’une identité (ou d’identités) personnelle(s) construite(s) à travers la multiplicité des expériences et des situations. Au delà de l’incitation à « la contemplation interminable du soi », il en va alors, de la responsabilité du manager que de construire/organiser/dynamiser/permettre une multiplicité d’expériences et de situations pour ses collaborateurs (cf. par exemple, sur ce blog la conférence « manager la créativité » de Thomas Paris). Pauvre manager qui ne serait qu’un psy ! (cf. sur ce blog le texte de C. Rochet)

6. L’enfance d’un chef ? En mettant en avant l’ouvrage de J. P. Sartre (1939) qui montre – en référence à sa philosophie existentialiste - les difficultés et les contingences de la construction d’un « chef », nous incitons à discuter l’idée de « carrière » comme progression linéaire et hiérarchique : le développement des compétences et de soi, n'apparait plus comme un processus linéaire résultant d’un accroissement quantitatif, mais se produit plutôt sur un mode discontinu, chaotique et relativement imprévisible. C’est donc le côté « subjectif » reflétant la signification que les individus attribuent à leurs propres situations, à l'interprétation de leurs expériences personnelles et professionnelles, à la compréhension de l’évolution de leurs contextes de travail voire de leur propre vie, qui devient une ressource pour l’engagement vers le managérat.

Nous nous appuyons sur J. G. March (et T. Weill, 2003) qui affirme que les problèmes du leader sont les problèmes fondamentaux de la vie et que ceux-ci sont mieux traités dans la grande littérature (dans cet ouvrage Othello, Guerre et Paix, Don Quichotte, …). Cela  lui permet d’évoquer « les limites du paradigme rationnel, de l'organisation hiérarchique face à un univers complexe, de l'efficacité de l'histoire pour faire émerger les formes d'organisation les plus adaptées et les leaders les plus talentueux, de l'importance du leader individuel pour expliquer le destin de l'organisation, de l'apprentissage dans un monde ambigu. On y discute des difficiles compromis entre exploitation et exploration, du besoin de stimuler et de protéger ceux qui prennent des risques pour explorer des voies a priori improbables avec une persistance suffisante, du rôle des institutions pour éviter les inconvénients d'un monde d'opportunistes individualistes et myopes ». Surtout, March traite de la construction d'une identité individuelle et collective, de la découverte de nouvelles préférences dans l'action. Le leader s'affirme comme tel en découvrant, en exprimant et en faisant partager à ceux qui le rejoignent une interprétation plus riche du monde, une identité plus attrayante.

7. Réflexivité ou interprétation située ? La littérature « praxéologique » pose la réflexivité comme caractéristique du développement de l'agir professionnel (Schön, 1994 ; Argyris, 1995) : ce rapport réflexif au monde fonde la perspective visant le mieux, l'efficace, l'efficient, l'explicite dans l'action professionnelle. Ces auteurs et ceux qui s’en réclament par la suite, pose la réflexivité comme une activité de « connaissance » de l’acteur professionnel produisant discours et représentations de soi en contexte fondé sur l'introspection, sur l'explicitation existentielle de l'implicite dans l'action. La réflexivité en grande partie langagière, relationnelle dans le cadre d'une relation aux personnes et aux artefacts méthodologiques, permet alors à des professions n'ayant que peu de référents indiscutables (manager, entraineur, …), de « valider » leurs actions par une efficacité proclamée du point de vue de l'acteur.

Cependant, l'action humaine se compose de différents niveaux irréductibles les uns aux autres : le niveau irréfléchi i.e. le tacite, l'incorporé, le rapport pratique au monde ;  le niveau réfléchi i.e. le discursif, la mobilisation de la pensée sur un objet ; le niveau réflexif : l'objet de la réflexion est soi en action. L’argument critique essentiel consiste à dénoncer la centration exclusive de l'agir professionnel sur le niveau réflexif qui constitue alors une réduction importante de l'action professionnelle à la dimension de production discursive du rapport de l’acteur au monde tel qu’il le  perçoit. S'il n'est pas question ici de nier la pertinence de cette focalisation réflexive sur son action, il semble essentiel de rappeler la réduction opérée, délaissant le plan « irréfléchi » i.e. les pratiques en elles mêmes situées, incorporées, interactives et traduisant le processus dynamique de transformation permanente du couplage acteur – environnement.

14:36 Écrit par Philippe Fleurance | Lien permanent | Commentaires (0) | |

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