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Philippe Fleurance

1. S'interroger sur la légitimité des propositions scientifiques que nous construisons - et enseignons – en sciences du sport peut apparaitre comme une incongruité dans le contexte général de ces sciences. Mais argumentant que les savoirs disciplinaires, trop cloisonnés, ne permettent plus aux « chefs de projet performance  » de faire face à la complexité toujours croissante de leur environnement, le temps nous semble révolu d'une vision linéaire et descendante du changement et de l'innovation tel que le laisse apparaitre le modèle de « la pratique comme sciences appliquées » véhiculé par les sciences du sport.


Plus largement, la relation « science - société » et/ou « expert – citoyen » peut-elle continuer à être pensée comme clivée entre un monde et un langage des laboratoires, inaccessible au professionnel qui est renvoyé de fait, à une posture d’étudiant ou de consommateur de science ? Le changement est tout autant initié et porté par les acteurs au sein de leurs propres milieux de travail, que suscité par le processus d'invention de nouveautés techniques et conceptuelles. Ce questionnement invite donc à revenir sur un débat récurrent en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives (Sciences du sport) et plus largement dans les sciences de l’artificiel, concernant les rapports entre sciences – c’est-à-dire les manières dont sont produites les connaissances – et ingénierie c’est-à-dire les possibles usages sociaux des connaissances ainsi produites et, plus particulièrement en ce qui nous concerne, la question des connaissances « actionnables » dans le domaine du sport de performance.


C’est donc l’occasion pour l’auteur de ces lignes de prendre un temps de réflexion pour évoquer son parcours professionnel et épistémologique de chercheur à l’Insep. Au delà du constant apprentissage de la pratique de la recherche dans ses technicités propres, c’est une exigence intellectuelle mais aussi des « résistances » d’un monde professionnel engagé vers l’excellence qui poussent à s’interroger sur la signification et la portée des connaissances produites, aux usages qu’on leur assigne ou qu’on leur refuse, aux modifications qu’elles subissent dans le temps. Il faut en effet affronter et expliquer ce paradoxe : bien que les événements compétitifs soient longuement préparés et soigneusement planifiés, ils sont partiellement imprévisibles à la fois quant à leur déroulement et leur résultat. Comment rendre compréhensible ce fait ? Dimension irréductible liée à l’action en situation compétitive et/ou difficultés de la compréhension de l’action en  sport de haut niveau ?


Au cours de ce parcours à l’Insep, j’ai donc été amené à faire évoluer mes questions de recherche et la manière de les aborder. L’évolution de mes travaux a été influencée (i) par la nature des questions à traiter, largement marquée par les demandes « profondément mal structurées » des acteurs du monde sportif et ceci, en cohérence avec le positionnement institutionnel à l’Insep, d’une recherche « finalisée », « utile » ; (ii) par le peu d’évolution et de renouvellements des questionnements et des connaissances dans les disciplines mobilisées par le laboratoire de psychologie et d’ergonomie du sport que j’animais à l’époque et (iii) par la progression de mes réflexions sur l’intelligibilité du champ d’action des acteurs sportifs qui me semblait appeler alors un changement de convention épistémique visant à passer de l'ère de la « normalité et de la complication » à celle de la « singularité et de la complexité ».


En tant que chercheur « impliqué », cette évolution renferme une cohérence qui ne relève pas d’un simple éclectisme méthodologique et/ou théorique, et c’est ce qu’il m’apparait important à postériori, de rendre intelligible. Synthétiquement, je schématise l’espace topologique de mon parcours autour de deux clivages fondamentaux à mes yeux et qui m’ont amené à évoluer i) des paradigmes valorisant « l’individualité et les connaissances sur les facteurs humains » aux paradigmes valorisant « les interactions et les connaissances incorporées, situées, enchâssées et distribuées » et ii) des paradigmes de la « réduction, de la disjonction » aux paradigmes « de l’intégration, de la conjonction ». Ces deux clivages schématisent différents domaines épistémologiques et méthodologiques de production de la connaissance que j’ai parcourus durant ces trente dernières années et qui ont éclairés - de plus en plus consciemment - les postures que j’ai successivement adoptées vis-à-vis de la « vérité » et de l’articulation « des préoccupations de chercheurs et de praticiens ». En essayant de tendre vers une définition des objets d’étude, simultanément comme des objets et des processus : « ceci/processus faisant émerger ceci/objet faisant émerger ceci/processus faisant émerger … », ces changements de perspective m’ont conduit à envisager la convergence entre les théorisations de l’activité, celles de la cognition/action située et les conceptions des systèmes complexes adaptatifs.


 2. Quand le développement des sciences du sport ne rime plus avec progrès


L’entrainement sportif, supporté par diverses disciplines académiques a été principalement inspiré par une approche cartésienne, positiviste et axiologiquement neutre qui a laissé de côté les grandes questions sur la finalité et le sens des interventions auprès des athlètes. Globalement, la recherche en sport de haut niveau - focalisée pour l’essentiel sur les facteurs humains déterminant la performance - s’est orientée vers ce que l’on peut appeler à l’analogue du monde médical, « l’Evidence Base Training » - c’est-à-dire « l’entrainement basé sur les preuves » - qui a institué un modèle de raisonnement fondé sur un travail statistique plus ou moins sophistiqué, portant sur les innombrables variables susceptibles d’expliquer et/ou de « déterminer » la performance.


Entraîner, former s’est ainsi souvent réduit à des questions procédurales et ponctuelles (issues d’approches disciplinaires tout aussi « locales ») relevant essentiellement du « comment ? » en se fondant sur le présupposé que les bons moyens ou la « bonne théorie » ne pouvaient que mener aux bonnes fins. Cependant, malgré le nombre impressionnant d’études consacrées aux différents domaines de l’entraînement sportif, des aspects importants restent dans l’ombre compte-tenu de la démarche même de production de la connaissance, et celui-ci reste finalement une pratique mal connue, énigmatique.


On a trop attendu des savoirs rationnels, et on s'est trop peu interrogé sur les rapports entre les dynamiques de production de ces savoirs, les usages de ceux-ci et la fabrication des dispositifs et configurations de vie et d’entrainement sportif. Mon propos a été d’initier et développer une réflexion permettant de donner une place à l'imprévisible dans les actions sportives et à échapper ainsi à un schéma binaire dans lequel les situations sont vues i) soit comme totalement imprévisibles et sur lesquelles les acteurs (entraineurs, athlètes) n’auraient aucune prise : ii) soit comme totalement prévisibles - les fameux déterminants de la performance - et susceptibles alors de relever d’(innombrables) prescriptions de différentes natures pour les contrôler.


Si la science consiste à développer des visions théorisées du réel, c'est-à-dire des représentations du monde décontextualisées pertinentes, celles-ci ne constituent pas pour autant directement des cadres pour l'action, d'abord parce que l'objectivité et l'universalité qui sont présentes, au moins idéalement, dans la démarche scientifique exigent une distanciation par rapport à l'intérêt et l’activité pragmatique des acteurs, ensuite parce que les situations particulières portent des spécificités telles qu'elles ne se réduisent pas à des instances de théories générales.


En matière de savoir, les connaissances « classiques » offertes aux praticiens, résultent souvent d’informations fabriquées à l’échelle macro et la mise en pratique les destine souvent à un usage micro : le changement d’échelle macro-micro introduit des pertes de sens et de pertinence (voire une remise en cause de ces savoirs).


De plus, un certain mépris pour les expériences pratiques – inscrit dans nos cultures de recherche et de formation – nous convainc qu’il faut d’abord résoudre théoriquement les problèmes pour en déduire les bonnes pratiques alors que c’est l’inverse qui nous semble de plus en plus pertinent. Vision linéaire du changement donc, diffusionnisme, applicationnisme de la culture scientifique « sport de performance » dominante qui montre aujourd’hui son incapacité à rendre compte d’une part, de l’expertise sportive et de son développement qui apparait comme globalement impensé et d’autre part, d’une partie importante de l’expérience pratique des athlètes et des entraîneurs.


Et de fait, malgré d’innombrables recherches en sciences du sport, l’impact de l’entrainement sur la performance et sur l’humain, son guidage, la performance elle-même, reste énigmatique : insuffisance de la recherche ou dimension irréductible liée à la complexité de la performance humaine ?


3. Un héritage en débat : au-delà de la science « normale » ?   


Nombre de modèles contemporains consacrés à l’explication de la performance humaine de haut niveau sont donc en décalage - voire en opposition - avec ce qu’en disent les sportifs (ves) et leur encadrement. Bien peu se reconnaissent pleinement dans les visions analytiques et causalistes trop souvent éloignées de leurs besoins et attentes ainsi que de leur approche en situation réelle de compétition. Nous sommes donc condamnés à une « nouvelle » intelligibilité des réalités du sport de performance d’aujourd’hui et amenés à interroger nos conceptions héritées du modèle supportant les 40 dernières de recherche en sciences du sport : une cohérence construite autour de l’idée de « l'homme seul aux commandes » et de l’existence d’un « one best way ».


Quelle que soit la discipline considérée en STAPS/sciences du sport, l’imprévisibilité devient alors une question trop importante pour que l’on n’en fasse pas un sujet majeur pour repenser la construction savante de nos objets de recherche en prêtant attention aux transformations, aux transitions, aux bifurcations, aux indéterminations qui réactualisent le débat entre le modèle de « l’efficacité potentielle » in abstracto et celui de « l'efficacité réelle »  in vivo, ou pour reprendre l’expression de Bruno Latour , l’obsédant décalage entre les « matters of fact » et les « matters of concerns ».


Il s’agit alors de reprendre la réflexion sur les objets et les postures disciplinaires STAPS afin d’enrichir les process de fabrication de la connaissance en les confrontant à des problèmes complexes. Nous sommes convaincu que les STAPS débordées par l’action, ne peuvent plus s’en tenir à des approches descriptives et statiques ou à l’analyse de changements ponctuels (« one shot »)  : elles sont contraintes d’une façon ou d’une autre, à prendre en compte des événements imprévus, des temporalités étendues et multiples, des causalités hétérogènes, des phénomènes de singularité, de désordre, de paradoxe contre lesquels elles se sont en grande partie construites. Entendre les systèmes d’action et d'interaction en sport de performance dans leur complexité devient l'un des défis majeurs des STAPS et comme le signale le CNRS dans son projet d’établissement 2002 « La seule prise en considération des interactions entre les éléments ne suffit plus : il faut développer de nouveaux instruments de pensée, permettant de saisir des phénomènes de rétroaction, des logiques récursives, des situations d'autonomie relative. Il s’agit là d’un véritable défi pour la connaissance, aussi bien sur le plan empirique que sur le plan théorique  ».


J’ai le sentiment que nous vivons une mutation majeure du « phénomène » Sport de Haut Niveau (liée aux mutations mêmes de nos sociétés), un changement qui est un changement important de système de « production » de la performance, que nous devons nous efforcer de comprendre pour savoir comment y répondre. Pour cela, on ne peut en rester aux anciennes réponses produites dans le contexte des années 1980 de l’émergence des sciences du sport et d’un certain type d’ingénierie/technologie : il faut de nouvelles idées, de nouveaux outils de pensée pour appréhender ces réalités nouvelles.


En assumant une rupture assez nette avec les pratiques académiques usuelles, mon travail de recherche est donc orienté vers la possibilité d’argumenter et de renouveler le débat entre « sciences et ingénieries » en empruntant à la théorie de l’énaction et de l’autopoïese, aux modèles cognitifs alternatifs, au pragmatisme et à l’externalisme, à la science de la complexité, aux conceptions de la technique comme anthropologiquement constitutive du monde dans lequel nous agissons. Au-delà de l’idée vaine d’interdisciplinarité, le souci de respecter au plus possible l’action, l’activité, les acteurs, les contextes conduit à des transgressions disciplinaires propres aux approches de la complexité, en agrégeant des concepts et méthodes provenant de disciplines scientifiques variées.


4. Le sport de haut niveau : un agir de plus en plus interactif et collectif qui appelle une intelligibilité en complexité


L’examen des formes contemporaines de l’efficacité de l’action autour des sportifs de haut niveau (SHN) conduit à constater une division du travail de plus en plus accentuée concernant les tâches de préparation, d’entraînement des collectifs d’athlètes se préparant aux événements sportifs majeurs, de gestion logistique, de suivi et d’accompagnement de différentes natures. Ce mouvement de spécialisation renvoie à la prise en compte de différentes activités qui apparaissent nécessaires à l’obtention d’une meilleure performance : spécialisation technique, préparations physiques spécifiques, élargissement de la palette des soins, travail sur le mental, mais aussi logistique, management, accompagnement, etc.


La performance n’apparait plus alors comme « solipsiste » mais comme un système multiacteurs mettant en relation des individus, des outils, des connaissances, une situation, un contexte, et qui amène à regarder les activités sportives comme des réponses liées à ce contexte d’action. Se pose donc la question des savoirs « utiles » à l’action. L’interrogation sur la « connaissance valable et utile à l’action » n’est en rien nouvelle puisqu’elle trouve l’une de ses sources essentielles dans l’opposition entre la raison pure et les idées parfaites de Platon d’une part, l’importance de la mise à l’épreuve par « le faire » de la perception sensorielle, de l’observation et de la réflexivité chez Aristote, d’autre part. Questions auxquelles la science traditionnelle a plutôt répondu en valorisant les approches des « sciences des phénomènes naturels » appuyée sur une tradition scientifique réductionniste et physicaliste sacralisant ainsi des divisions célèbres, « historiques » de plus en plus discutables : corps/âme, matière/esprit, science/technique, savoir/action, individu/groupe, « hardware et software », … Et s’il ne pouvait y avoir de connaissances sans un agir en commun et en situation ? : « La connaissance s’acquiert par l’expérience, tout le reste n’est qu’information » (Albert Einstein).


La conception classique qui organise la recherche en sport de performance, affirme que l’on peut rendre compte de l’activité humaine en la décomposant en éléments : ainsi tout comme l’action est conçue séparément de la cognition – cf. précédemment – la cognition à son tour peut être décomposée en éléments comme la motivation, l’émotion, la décision, ... Par exemple, les émotions sont envisagées séparément de toutes les autres fonctions psychologiques et au-delà, des fonctions biologiques et ainsi, de la réalité de l’être social vivant que nous sommes. L’image de l’homme agissant qui en est issue est celle d’un individu morcelé, d’un ensemble pensé comme une association de fonctions diverses et l’action comme un assemblage à postériori de fonctions et processus conçus initialement comme séparés, autonomes. Evidemment, ces processus étudiés isolément en et pour eux-mêmes, sont modélisés, formalisés dans des théories spécifiques, indépendantes, peu compatibles entre elles et qui alors livrent des connaissances atomisées de l’entraînement, de l’apprentissage, de la perception, de la prise de décision …


Doit-on, peut-on et à quelles conditions, échapper à cette épistémologie « disjonctive » ? Dans une perspective « orientée action », il nous semble nécessaire de trouver les moyens théoriques et méthodologiques pour aborder ces dilemmes et « réconcilier » les pôles que les cadres d’analyse ont disjoints pour plus de commodité : la perspective « analytique » (la théorie ?), attachée au local comme point de départ explicatif des phénomènes, et la perspective « holistique », qui confie à la globalité de l’agi (la pratique ? l’expérience ?) la source « unifiante » et explicative de ces mêmes phénomènes.

Interêts

sport de haut niveau, complexité, management