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21/10/2022

Comprendre l’irréductible imprévisibilité des événements à venir

Nous vivons une période de transition majeure, d'un « ancien » monde vers un monde « nouveau » (les big data, l’intelligence artificielle, la « singularité », la mondialisation, les questions sociétales et environnementales émergentes, les catastrophes et crises marquantes à l'échelle régionale, continentale, planétaire, …) qui interroge la nature de la relation que l’on établit entre ce que l’on décrit comme étant « la réalité empirique » et les outils et raisonnements pour la rendre intelligible.

Chacun peut constater au quotidien que les questions du monde actuel bousculent de plus en plus des certitudes qui pouvaient apparaître hier, fondées sur des consensus scientifiques stabilisés[1]. La prédiction analytique qui consiste à s’appuyer sur les informations issues de situations présentes en les confrontant à des situations passées, est souvent prise en défaut. Il semble bien que le réel fait sécession et échappe de plus en plus à la vision réductionniste que peuvent en avoir de nombreux chercheurs. Dans de nombreuses questions sociétales qui s’imposent à nous actuellement, les événements échappent aux catégories où l’on avait pu les circonscrire pour mieux les nommer, les mesurer et espérer les maîtriser.

Pour avancer la nécessité de s’ouvrir à des approches alternatives, il convient de présenter - brièvement - les hypothèses implicites et postulats essentiels du modèle conventionnel en refusant de considérer qu’elles vont de soi. Les hypothèses de stabilité, de régularité, de linéarité, de proportionnalité entre la cause et l’effet, soulèvent des doutes quant à leur généralisation et application universelle[2] car des facteurs apparemment insignifiants peuvent déclencher des changements imprévus et critiques. Les évènements qui en résultent manifestent des phénomènes émergents non visibles à l'analyse d'équilibre, caractéristique des systèmes « fermés » bien délimités et isolés de toute influence extérieure. La survenue de plus en plus fréquente d’évènements dits « naturels » ne cadrant plus avec les grilles d’analyses habituelles, conduit à envisager avec perplexité l’infinité de relations qui lient les phénomènes entre eux, la multitude de boucles de rétroaction qui chemin faisant, font évoluer des systèmes que l’on appréhende comme imbriqués, aux limites floues et dont on n’est jamais sûr de balayer toute l’étendue.

La modélisation simplifiée présentée par Peter Bak[3] illustre ceci. En ajoutant régulièrement des grains à un tas de sable, petit à petit le sable forme un amas dont la pente en augmentant lentement, amène le tas de sable vers un état critique. A un certain stade, la pente des flancs atteint la limite où le poids des grains équilibre les forces de friction. Dès cet angle maximum atteint, l’ajout d’un grain peut alors provoquer une avalanche de différentes amplitudes. L’état critique auto-organisé d’un système est un état où le système est globalement métastable tout en étant localement instable : ce qui caractérise les systèmes auto-organisés, c’est l’émergence et le maintien d’un ordre global sans qu’il y ait un chef d’orchestre, ni de « dernière instance », mais des interdépendances multiples et des interactions itérées entre composants. Il n’y a pas de principe d’ordre supérieur mais comme le propose Henri Atlan[4] un principe « d’ordre par le bruit ». Ces perspectives issues des modélisations des systèmes[5] complexes offrent un autre point de vue prenant en compte les processus critiques non-linéaires faits de ruptures et de bifurcations.

Métaphoriquement, on peut se demander quel(s) « grain de sable » perturbera nos écosystèmes « anthropo-socio-éco-techniques » et conduira à leur réorganisation ?

La réponse à cette interrogation n’est pas procédurale, paramétrique et incrémentale « plus de … moins de … pour mieux de … » venant conforter l’hypothèse ontologique d’un existant structuré « déjà là » qu’il faudrait améliorer. C’est la manière de penser et d’agir en tant que telle qui se trouve remise en question en forçant à revoir sur le fond, ses attendus et ses enracinements. « Chercher seulement un remède technique à chaque problème environnemental qui surgit, c’est isoler des choses qui sont entrelacées dans la réalité, et c’est se cacher les vraies et plus profondes questions du système mondial[6] ». La science est souvent associée à l'idée de raison, de preuve, de prévisibilité voire de vérité et d'universalité mais cela ne saurait aujourd’hui représenter adéquatement l’état des savoirs et des recherches. Il nous semble alors nécessaire de s’interroger sur les régimes de rationalité qui nous organisent dans le cadre de référence conventionnel (i.e. pour faire rapide « positiviste ») afin de les reconsidérer et prendre acte des limites des connaissances dans les schémas épistémiques dominants.

Ce changement paradigmatique comporte plusieurs courants que l'on peut regrouper sous la bannière des sciences de la complexité[7]. Celles-ci s'attachent notamment à comprendre comment les interdépendances, interactions et rétroactions qui relient les éléments d'un système s'organisent en son sein, face à l’environnement et dans le temps. De telle sorte que le système manifeste des qualités particulières que l'on qualifiera d'émergentes et imprévisibles. Quelles que soient les disciplines considérées, l’imprévisibilité[8] devient alors une question trop importante pour que l’on n’en fasse pas un sujet majeur pour repenser la construction savante de nos connaissances. En prêtant attention au caractère hybride des problèmes, aux événements imprévus, aux mouvances des contextes, aux régulations distribuées, aux discontinuités, aux temporalités étendues et multiples, aux causalités hétérogènes, aux phénomènes de singularité, de désordre, … contre lesquels les sciences se sont en grande partie construites.

Si nous ne savons - pouvons - pas anticiper ce que sera notre futur que l'imprévisible traverse, nous pouvons travailler à rendre intelligible ce qui dans nos environnements est déjà du futur et que nous ne « voyons » pas parce que nous n’engageons pas les questionnements ad’hoc. La question ne nous apparait plus de nature programmatique consistant à améliorer les modèles existants, elle est bien de nature paradigmatique : « Le mythe invétéré de la rupture nous voile les transitions silencieuses qui préparent le basculement qui en est la manifestation bruyante[9]». Mettre en avant l’imprévisibilité devient alors un défi à l’orthodoxie scientifique et interroge les pratiques de recherche sur plusieurs questions que nous nous proposons d’examiner.

Le débat ouvert ici ne consiste pas à dire que les choses ne sont pas bien comme elles sont. Il consiste à examiner sur quels types d’évidence, de familiarités, de mode de pensées reposent les pratiques de recherche que l’on accepte communément. L’objectif n'est donc pas d’engager des débats philosophiques sur la science d’aujourd’hui et les discussions paradigmatiques qui l’animent[10]. Plus concrètement, il s’agit d'identifier quelques questions posées à l'activité de recherche lorsqu’elle se situe à l'interface des milieux de recherche et des réalités quotidiennes vécues par les acteurs concernés par ces recherches et par lesquelles celles-ci trouvent une part de leur légitimité[11]. L’interdépendance des enjeux implique des solutions systémiques correspondantes, c’est à dire qui ne résolvent aucun problème pris isolément, mais les abordent dans le contexte des autres problèmes qui leurs sont associés.

A quoi ressemblerait les démarches de production de connaissance si nous allions au-delà des hypothèses habituelles ? 

Suite : Comprendre l’irréductible imprévisibilité P. Fleurance octobre 22.pdf

[1] Ilya Prigogine (1996). La fin des certitudes. Paris : Odile Jacob « … loin de l’équilibre, se produisent des phénomènes ordonnés qui n’existent pas près de l’équilibre. Le non-équilibre, ce ne sont pas du tout les tasses qui se cassent ; le non-équilibre, c’est la voie la plus extraordinaire que la nature ait inventée pour coordonner les phénomènes, pour rendre possibles des phénomènes complexes.  Donc, loin d’être simplement un effet du hasard, les phénomènes de non-équilibre sont notre accès vers la complexité. Et des concepts comme l’auto-organisation loin de l’équilibre, ou de structure dissipative, sont aujourd’hui des lieux communs qui sont appliqués dans des domaines nombreux, non seulement de la physique, mais de la sociologie, de l’économie, et jusqu’à l’anthropologie et la linguistique. »

[2] Ces hypothèses représentent une faible partie explicative du réel par rapport à la non-linéarité : par exemple, les effets de seuil, de masse critique, de bifurcations illustrent à contrario, la non-proportionnalité entre les causes et les effets.

[3] Les systèmes dynamiques subissent des bifurcations, où un petit changement dans un paramètre du système conduit à un changement important et qualitatif du comportement du système. La théorie de « l'auto-organisation critique » explique que certains systèmes, composés d'un nombre important d'éléments en interaction dynamique, évoluent brutalement vers un état critique, sans intervention extérieure et sans paramètre de contrôle. L'amplification d'une petite fluctuation interne peut mener à un état critique et provoquer une réaction en chaîne menant à une catastrophe (au sens de changement de comportement d'un système). L’auto-organisation critique suit la loi selon laquelle la taille d’un événement est inversement proportionnelle à sa fréquence. Par exemple, dans la simulation du tas de sable, l’importance des avalanches de sable est inversement liée à leur fréquence. Il y a peu d’avalanches de grande taille et beaucoup de petites. Bak P. 1996, How Nature Works -The science of self-organized criticality, Springer Verlag cf. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00391570/docum...  

[4] Henri Atlan. Entre le cristal et la fumée : Essai sur l'organisation du vivant, 1979. Paris : Seuil. https://www.persee.fr/docAsPDF/comm_0588-8018_1972_num_18...

[5] Pour Le Moigne l’approche par les systèmes doit rompre avec l’épistémologie néopositiviste : ce qui est exprimé sous le qualificatif « systémique » n’est pas une propriété intrinsèque de l’objet étudié, mais le produit d’une représentation pragmatiquement utilisable pour l’action. La théorie des systèmes complexes dont on a besoin est une sorte de « méta-modèle », entendu comme outil de modélisation renvoyant au projet du modélisateur face à la réalité qu’il étudie (Le Moigne 1994, 1995).

[6] François, 2015 : paragraphie 111 In : L'éthique écologique et la pensée systémique du Pape François. Fritjof Capra. http://agora.qc.ca/documents/lethique-ecologique-et-la-pe...

[7] Castellani, B., Hafferty, F. W. (2009). Sociology and complexity science. A new field of inquiry. Berlin Springer Series Understanding Complex Systems

[8] Incertitude ? Imprévisibilités ? Le GIEC (glossaire 2006) présente l’incertitude comme « Absence de connaissance de la valeur vraie d’une variable qui peut être décrite comme une courbe de densité de probabilité caractérisant la plage et la vraisemblance des valeurs possibles. L’incertitude dépend de l’état des connaissances de l’analyste, de la qualité et de la quantité de données applicables ainsi que de la connaissance des processus sous-jacents et des méthodes d’inférence ». Cependant, ce n’est pas parce que le monde de demain est présenté comme produit par celui d’aujourd’hui que les événements de demain peuvent être prévus dès lors que l’on étudie les paramètres qui organisent le monde d’aujourd’hui. A quelque niveau que ce soit, cette relation reste asymétrique. On ne peut déduire d’une connaissance, aussi complète soit-elle, des conditions de production d’un événement, l’événement réel qui va survenir, et d’ailleurs cette connaissance ne peut jamais être complète. Tout événement futur reste contingent, il peut être ou ne pas être, se produire ou ne pas se produire, et nulle connaissance du monde ne peut lever cette contingence (Pierre Favre Chapitre 2. L'imprévisibilité du monde futur dans les sciences de la nature et dans les sciences sociales https://www.cairn.info/Comprendre-le-monde-pour-le-change...). L’imprévisibilité devient une réalité dès lors que l’on est incapable de prévoir le moment, le lieu, l’intensité, les circonstances de l’émergence de l’événement. Cependant et en dépit de cela, les collectivités conçoivent souvent leurs stratégies de gestion des risques à la suite de catastrophes qui se sont déjà produites, au lieu de tenter de penser les nouvelles et potentielles catastrophes à venir (cf. The challenge of unprecedented floods and droughts in risk management https://www.nature.com/articles/s41586-022-04917-5).

[9] François Jullien (2009) Les transformations silencieuses. Chantiers 1. Paris : Grasset. https://www.lemonde.fr/livres/article/2009/04/02/les-tran... 

[10] L’important – ici - n’est pas de discuter les croyances sur la façon dont le monde est fait, mais de considérer les attitudes et pratiques d’intelligibilités vis-à-vis de ce monde.

[11] Comme elle le revendique dans de nombreux établissements dont les activités sont finalisées par un « objet social »

10:19 Écrit par Philippe Fleurance | Lien permanent | Commentaires (0) | |

10/06/2015

Les sciences du sport face à la complexité des phénomènes

S'interroger sur la pertinence des savoirs élaborés en sciences du sport ?

A l’heure de la formation tout au long de la vie, un constant travail épistémique sur les savoirs est une préoccupation majeure qui concerne à la fois les chercheurs en regard des connaissances qu'ils fabriquent, les enseignants en regard des connaissances qu'ils valorisent et transmettent, les praticiens en regard des savoirs qu’ils utilisent et co-produisent dans leurs actions contextualisées.

Pour une bonne part de leurs activités quotidiennes les athlètes, les entraîneurs, les différents intervenants en bref, les parties prenantes du sport de performance co-produisent des pratiques et des connaissances concrètes, variées, singulières, souvent concurrentes entre elles, nécessitant des compromis toujours incertains et ceci, dans des environnements co-évoluants avec la dynamique du projet de performance.

Ce « bricolage » effectué de plus en plus au sein de collectifs hétérogènes renferme des gisements de savoirs qui paradoxalement ne sont pas reconnus comme « connaissances scientifiques » par le courant de recherche dominant en sciences du sport. Il n’est pour s’en persuader que de consulter les tables des matières des manuels d’entraînement et des revues scientifiques consacrées aux sciences du sport et de l’entrainement.

Une perspective intégrative des paramètres concourants à la performance requiert une approche scientifique globalisante qui aujourd'hui, manque cruellement aux Staps. L’incapacité à proposer une modélisation agrégée cohérente du comportement sportif demeure le point aveugle des Staps et a été évacuée des revues et manuels d’entrainement qui ne se soucient pas de cette question.

Cette inattention rationnalisée conduit à enseigner aux étudiants des théories du comportement sportif stratifiées et additives qui peuvent être vraies prises isolément mais qui se révèlent erronées lorsque l’on envisage l’entité agrégée traitant de l’action finalisée et contextualisée.

Ce constat incite à se démarquer du point de vue des sciences conventionnelles de l’entraînement qui dans un cadre positiviste strict, privilégient les approches analytiques et accordent peu de poids à l’expérience, aux interactions continues et récursives entre les différents acteurs et éléments de la performance.

L’intelligibilité de la dynamique de l’action d'entraîner et/ou de performer et des savoirs qui l’organise au sein de communautés de pratique, nécessite alors de rompre  avec un certain nombre de postulats  - ou tout au moins de les discuter fortement  - selon lesquels l'entrainement consiste en l’application de connaissances élaborées au sein de laboratoires disciplinaires renvoyant l’intégration de celles-ci et leur opérationnalisation à une mythique capacité d’omniscience de l’entraîneur.

Lire la suite : haut colonne gauche 

07:25 Écrit par Philippe Fleurance | Lien permanent | Commentaires (0) | |

05/05/2015

Comprendre les systèmes d’action et d'interaction : Penser le complexe ?

Nos études ont permis d’acter une transformation du métier de manager en raison de la manifestation de plus en plus forte de l’interdépendance des activités des parties prenantes :

– l’action des agents qui agissent et interagissent individuellement - de manière parfois très simple - selon des règles de coordination et de communication généralement co-évoluantes produit des effets agrégés très éloignés de l’effet convenu de la sommation des comportements individuels (la performance comme œuvre collective) ;

– la complexité, le dynamisme et la singularité des métiers impliquent la recherche collective d'optimalité satisfaisante par la synchronisation efficiente des différentes activités « chemin faisant » - « au gré » ;

Ceci se déroulant dans des écosystèmes complexes d’action collective à plusieurs niveaux d’organisation : l’action de manager s’appuie sur des informations incomplètes, des champs d'action limités, des contrôles répartis et distribués, des données décentralisées, des traitements synchrones et asynchrones, des dynamiques en interaction, des incertitudes,  … et au final des décisions/actions multiacteurs et multicritères de référence.

De ce fait, le pilotage ne peut plus s'exprimer de manière analytique et prescriptive comme l'affirme les formations conventionnelles (cf. MOOC du CIO). Les repères et les actions de contrôle ne sont pas données a priori mais sont parties intégrantes de la construction de la gouvernance car c'est au fil des événements, des questions posées en cours d'action que la définition du « problème » à traiter évolue de manière non entièrement prévisible.

Accepter de manager dans le contexte de la reconnaissance des phénomènes singuliers de la performance, de l’atypie de ses acteurs et de ses process nécessite alors de se donner les outils pour réfléchir les formes d’organisation et de management qui étayent cette complexité en acte.

Présentation d'un cours d'introduction à la pensée des phénomènes complexes : ci contre, haut colonne gauche  http://pfleurance.hautetfort.com/list/penser-le-complexe/3878063577.2.pdf 

13:28 Écrit par Philippe Fleurance | Lien permanent | Commentaires (0) | |

19/01/2014

Grand débat du « Réseau Intelligence de la Complexité » et Séminaire de formation « AgirPenser en complexité »

Toutes les organisations contemporaines sont confrontées à une complexité ressentie comme  croissante, complexité que l’on attribue aux interactions conjuguées des interdépendances à la  fois locales et mondiales, des mutations technologiques qui entraînent de profondes mutations sociétales et culturelles, et des multiples dérèglements d’ordres divers (écologiques, climatiques, financiers, géopolitiques, etc.).

Sous des formes diverses, la responsabilité de conduire ces organisations selon des critères économiques, sociaux, environnementaux et éthiques est assurée par des groupes  d’hommes et de femmes (dirigeants, animateurs, présidents, coordinateurs, etc.) confrontés dans l’action quotidienne à des situations qui exigent des renouvellements multiples et multidimensionnels de leurs capacités d’entendement.

On ne peut plus faire sans chercher à comprendre ce que l’on fait et pourquoi on le fait. Cet adage, banal pour les individus, devient essentiel pour la conduite de ces systèmes d’action collective que sont les organisations contemporaines. C’est à cette question lancinante et prégnante que sont aujourd’hui confrontés tous les groupes de dirigeants et d’animateurs qui portent la responsabilité de conduire, avec des obligations de résultats correspondant à leurs finalités, des organisations qui, à la fois agissent et évoluent, façonnent leur environnement en même temps qu’elles s’organisent elles-mêmes en interagissant avec des contextes eux-mêmes en transformation continuelle.

La responsabilité de conduire leurs organisations avec efficience devient indissociable de la responsabilité du « travailler à bien penser », à concevoir, à former projets, à expliciter les orientations et les choix par lesquels nos organisations transforment notre présent et façonnent notre futur. Travailler à prendre du recul par rapport à leurs formatages cognitifs ; à comprendre que la réalité n’est pas donnée, mais qu’elle se construit à travers nos actions ; à comprendre que les processus d’élaboration des décisions conditionnent les décisions ; à savoir enrichir leur vision et la partager en organisant la délibération collective, etc.

« Agir<—>Penser en complexité » c’est représenter et modéliser la situation dans laquelle on intervient en prenant en compte nos intentions ; raisonner (argumenter et délibérer) de manière intelligible sur des modèles, afin d’élaborer des moyens d’actions possibles, en restant attentifs à la ré-adéquation permanente des fins et des moyens.

Pour plus d'informations :

Grand débat du « Réseau Intelligence de la Complexité » http://www.intelligence-complexite.org/fileadmin/docs/1312gddebat.pdf

Séminaire de formation « Agir<—>Penser en complexité » http://www.formation-continue.inp-toulouse.fr/fr/formation_qualifiante/agir-penser-en-complexite.html

10:06 Écrit par Philippe Fleurance | Lien permanent | Commentaires (0) | |

05/04/2013

La face cachée des outils de gestion et le pouvoir structurants des outils : La Convention d‘objectif et le Parcours d’Excellence Sportive, outils de management des relations inter organisations et/ou outils de contrôle de gestion des fédérations ?

L’absence de modélisation traitant d’un champ propre au management public sportif dans le cadre original de la gouvernance partagée entre d’une part, l’état/ministère chargé des sports et d’autre part, les fédérations d'associations chargées d'une mission de service public, sur lesquels les managers sportifs pourraient s’appuyer pour donner du sens à leurs actions, conduit l’auteur de cette réflexion à s’interroger sur les conceptions qui sous-tendent l’ingénierie du management sportif. Celui-ci de prime abord et pour les acteurs des Directions Techniques Nationales interrogés, apparait comme étant essentiellement gestionnaire en s’intéressant principalement i) à la production de textes juridiques et réglementaires et ii) à l’efficacité des organisations sportives en tant que moyens pour atteindre les objectifs fixés par la politique publique (cf. le programme sport présenté selon les exigences de la Loi Organique relative aux Lois de Finances). Cette approche gestionnaire semble avoir négligé les questions théoriques sous jacentes à l’ingénierie mise en place pour se focaliser sur des visions économétriques de l’action managériale. Cette résurgence de l’empirisme naïf néglige l’idée qu’il n’y a pas plus d’outils neutres que de faits sans théorie, d’où le titre de cette étude « La face cachée des outils de gestion ». Il s’agit donc de s’interroger sur les modèles et l’ingénierie qui organisent le pilotage du « système sport ».

La face cachée des outils de gestion et le pouvoir structurant des outils comptables : Comprendre l’action collective via les instruments. Des instruments de gestion plus ou moins complexes issus du secteur marchand comme une démarche qualité, une cartographie des processus, un tableau de bord, une méthode de calcul des coûts, une gestion de projet, … sont transposés et mobilisés dans la gestion des organisations. Certes ces outils sont des auxiliaires indispensables à l’action du manager, mais si « les instruments mobilisés dans la gestion constituent un élément décisif de la structuration des situations et de leur évolution, … ils engendrent souvent mécaniquement des choix et des comportements échappant aux prises des volontés des hommes, parfois même à leur conscience ; ils conduisent ainsi les organisations dans des directions voulues parfois par personne et les rendent même rebelles aux efforts de réforme  » (Berry, 1983). Ainsi, à travers un jeu d'indicateurs « simples » liés aux objectifs, on pourrait laisser penser que l’on dispose d’un outil de pilotage stratégique par les nombres, mais les auteurs de ces approches oublient la complexité et l’évolution des « réalités » qu’ils mesurent : le niveau de l’action n’est pas forcément stable et la focale de l’analyse doit être capable de suivre les évolutions du réel.

Les notions d’outil, dispositif, artefact, d’objet intermédiaire, … contribuent à la reformulation d'une problématique ancienne et récurrente qui est celle du statut des objets techniques, de la pragmatique de leur usage et de leur appropriation dans les activités de travail. Les activités coopératives complexes que les objets techniques permettent/supportent, exigent – au delà de leur propre technicité « neutre »  à laquelle on les réduit souvent - la prise en compte et l'interaction des dimensions ergonomiques, cognitives et plus largement anthropologiques et sociales. Pour Lorino 2002  « … comptabilité analytique, tableau de bord, target costing, se muent en acteurs capables de vouloir, décider, imposer, chercher, trouver, choisir, animer à eux seuls la scène de l’entreprise, dans une sorte de théâtre animiste dont les personnages sont des instruments de calcul, des systèmes d’imputation et des tableaux d’indicateurs. ». Les instruments de gestion induisent des automatismes de décision et de comportement ; ceci peut être voulu explicitement, selon l'idée qu'on ne peut débattre de tout à chaque instant. Mais on peut assister à une véritable mécanisation des comportements, les instruments de gestion engendrant des rationalités autonomes, jugées aberrantes de l'extérieur, mais solidement maintenues en place. Cette vision gestionnaire est « instrumentalisée, car elle est marquée par des modes qui, toutes sans exception, sont supposées résoudre tous les problèmes, du « tout contrôle de gestion » au « tout qualité » au « tout tableaux de bord équilibrés, au « tout indicateurs ». Cette instrumentalisation fait fi des présupposés philosophiques et politiques (quelle administration veut-on ?) ainsi que des êtres humains qui la composent (quelles valeurs voulons-nous promouvoir ?) » (Rochet, 2011). En outre, la vigilance des agents sur l'évolution du contexte dans lequel ils sont placés peut être déjouée par les indications fournies par leurs tableaux de bord, chacun cherchant à faire bonne figure au regard des valeurs relevées sur ces indicateurs, fût-ce au prix d'acrobaties plus ou moins clandestines. De fait, les gestionnaires sont rarement en mesure de contrôler l'activité des professionnels pour des raisons de connaissances et de légitimité insuffisantes. Ils décalent donc le contrôle en aval (définition des indicateurs « pertinents ») et en amont (mise en place d'outils de suivi), et finissent malheureusement par avoir une influence sur l'activité elle-même, puisqu'une partie des acteurs en arrivent à travailler pour satisfaire à ces attentes normatives. Ainsi, la méthode retenue par la LOLF pose, dans son principe et dans son application, plusieurs problèmes majeurs « épistémique ». Il s'agit de mesurer l'action d'une organisation - l’état - dont les objectifs sont par nature globaux, de long terme, non principalement économiques et dictés par des choix politiques fondamentaux, qui correspondent à des enjeux sociaux, économiques et culturels dépassant de loin ceux qui sont mis en œuvre dans les différents programmes. D’un point de vue systémique, l'isolement artificiel des actions de l’état dans la définition d’indicateurs indexant des phénomènes sociaux complexes, oublie la synergie, les interactions et coopérations entre l’état et les autres acteurs parties prenantes du programme.

La gouvernance sportive dans un contexte de relations inter-organisation : dép(l)acer les bornes de l’écosystème pour mieux coopérer ? Les organisations ne sont pas des systèmes clos, refermés sur eux-mêmes, mais des systèmes ouverts, souvent sans frontières toujours bien définies. La question des relations entre les organisations et leur environnement s’est complexifiée au fil du temps et a évolué vers l’idée d’une structuration réciproque : les organisations façonnent leur environnement en même temps qu’elles sont façonnées par lui. Pour H.A. Simon (1983), « le problème fondamental de la gestion n’est plus aujourd’hui de savoir « comment produire » une fois la décision prise quant à la nature et à la quantité de biens et services en question. Il s’agit là d’un problème que l’on sait résoudre depuis longtemps et qui est devenu secondaire par rapport à celui qui consiste à organiser le système de prise de décision entre plusieurs niveaux et plusieurs centres, sachant que les performances de l’organisation dépendent de la qualité des liens que l’on saura tisser entre ces différents centres de décision, de la pertinence des objectifs affichés, de l’information transmise et des incitations mises au service de la convergence des comportements ».

Pour Bayle (2010) la nature multidimensionnelle des objectifs des organisations sportives ne peut réduire celles-ci à la seule dimension financière et réglementaire et interroge l’ensemble de la gouvernance sportive impliquant des relations inter-organisationnelles et à minima les deux organisations « ministère chargé des sports » et d’autre part, « les fédérations d'associations chargées d'une mission de service public » (voire le CNOSF, les diverses collectivités territoriales et surement des associations défendant des intérêts catégoriels). Les situations d’interdépendance entre état et fédérations crée une relation de fait entre les deux types d’organisation qui peut être définie comme « un processus dans lequel deux organisations au moins forment au cours du temps des liens puissants et étendus, de types social, économique, de service et technique, dans le but de réduire les coûts et/ou d’augmenter la valeur reçue et ainsi d’en tirer un bénéfice mutuel » (Huault, 2004). Ces formes de relations inter-organisationnelles sont devenues des éléments incontournables de la vie des organisations sportives multi niveaux et conduisent à la construction de technologies et de modes de travail basés sur des flux de données et de relations – des conventions – qui vont au-delà des frontières de chaque organisation, des outils  pour envisager la coordination et la régulation des actions. Ce faisant, il convient de réfléchir la nature des outils utilisés dans les relations entre acteurs.

Les cadres normatifs de la Convention d’Objectif (CO) et du Parcours d’Excellence Sportive (PES). Les conventions d’objectifs reposent sur les bases législatives de l’organisation du sport en France : article L. 100-2 du code du sport. Dans cet esprit, la convention d’objectifs, en règle générale pluriannuelle, est l’outil central du partenariat entre l’Etat et les fédérations sportives. Elle concrétise la volonté d’engagement du ministère chargé des sports et de ses partenaires associatifs pour une participation commune à la mission de service public de développement des activités physiques et sportives. Elle est la traduction opérationnelle et financière d’une politique sportive partenariale fondée sur le dialogue entre deux organisations et contractualisée i.e. fondée sur des engagements réciproques, évalués chaque année. Le Parcours de l’excellence sportive s’insère dans le cadre global de la convention d’objectif, notamment de l’action 2 (Développement du sport de haut niveau : 2.1 Préparation aux compétitions de référence ; 2.2 Filières d’accès au sport de haut niveau ; 2.3 Insertion sociale et professionnelle, aides personnalisées ; 2.4  Suivi de la santé des sportifs inscrits sur les listes de HN ; 2.5  Participation à la mise en œuvre de grands événements sportifs). La hauteur de l’accompagnement par l’état des actions fédérales, moyens humains et financiers mis en place, est déterminée dans ce cadre.

Une position historique de l’état non interrogée. Dans la conception classique de l’économie, le recours à l’intervention de l’état a souvent été perçu comme la solution idéale, pour résoudre la question de l’intérêt collectif - ici plus particulièrement de l’usage de la ressource financière et humaine - face aux intérêts particuliers portés - ici - par les fédérations sportives. Les biens publics sont alors des biens qui par leurs caractéristiques ou leurs effets requièrent l’intervention de l’Etat qui intervient par exception au principe marchand. C’est cette tension entre intérêt individuel et intérêt collectif qui caractérise les situations dites de dilemmes sociaux et qui fonde – aux yeux de certains – la légitimité et la pertinence d’un management public spécifique (article L.131-14 du code du sport traitant de l’organisation du sport en France).Dans le « New Public Management », le contrôle de gestion qui s’inscrit dans la continuité de la comptabilité analytique, est le processus par lequel les responsables s’assurent que les ressources obtenues sont utilisées avec efficacité par rapport aux objectifs, et efficience par rapport aux moyens employés, pour réaliser les objectifs de l’organisation. Idéalement et dans une conception mécaniciste (que nous discuterons dans la suite) le contrôle de gestion se définit comme la mesure de la performance d’une organisation : il a pour fonction essentielle de mesurer les écarts entre les objectifs prévus et les objectifs réalisés en vue d’apporter des mesures correctives. Apparait alors une approche qui privilégie la dimension « macro » de la politique publique, les enjeux de gouvernance et les aspects sociopolitiques (cf. les débats sur la gouvernance sportive suite aux Jeux Olympiques 2012 – Institut Montaigne - Terra Nova, …), basée sur une figure conceptuelle traditionnelle de la pensée économique et administrative qu’il convient de réfuter : « l’agent représentatif » (Kirman, 1992). Partant du constat selon lequel l’atteinte d’objectifs complexes, multidimensionnels nécessite un renouvellement des systèmes de mesure des performances, la « quantophrénie » actuelle (tendance à utiliser de façon excessive les données numériques et chiffrées dans l’approche des phénomènes sociaux) transforme le travail sur les objets à quantifier en une recherche de virtuosité méthodologique stérile et vide de sens (cf. par exemple, le découpage des indicateurs de performance en de nombreux items et sous-items … qu’il faudra cependant agréger par la suite !) s’appuyant sur une présentation pour le moins naïve de catégories supposées discriminantes et de succession de chiffres sensés les documenter. La cour des comptes elle-même, en 2011 p 104 dénonce cette orientation. Cette logique procède de ce que Claude Rochet appelle « l’institutionnalisme naïf », i.e. le changement des institutions formelles par en haut, par une approche purement juridique/réglementaire qui nie toute dynamique des acteurs au niveau des territoires d’où émergent les institutions informelles. De nombreux auteurs et en particulier Elinor Ostrom (1990) (re)lance les débats sur la gestion collective des biens d’intérêt commun ouvrant la possibilité d’une « troisième voie » fondée sur les capacités d’auto-organisation et d’auto-gouvernance des collectifs. Et ainsi Philippe Bana (2012) de s’interroger « Pourquoi les fédérations n’auraient elle pas la possibilité d’avoir plus de missions, d’avoir plus de responsabilités, de bénéficier d’une confiance de l’Etat supérieure à ce qu’elle est ? On voit aujourd’hui l’aspect tatillon, lourd des vérifications de subventions par l’Etat alors que les marges de changement de subvention sont toutes à 1% près ; tout çà pour çà ! On pourrait demain clairement donner plus de responsabilités aux fédérations en contrepartie de garanties sur leurs projets, leurs résultats et leur gouvernance  »

Des changements possibles ? : Un exemple, le Parcours d’Excellence Sportive. Une bifurcation dans l’histoire des dispositifs et outils de pilotage. Longtemps, la détection des jeunes talents et l’entrée dans les structures spécialisées ont fait l’objet de tests de différentes natures qui se voulaient prédictifs d’une réussite future au sein des « filières d’accès au sport de haut niveau ». Ce dispositif s’est appuyé sur les hypothèses scientifiques de la détection et de la sélection des sportifs. Malgré la qualité et la quantité des études produites, les résultats de cette démarche normative n’ont pas été à la hauteur des espérances initiales. Pour de nombreux entraineurs expérimentés, leur jugement syncrétique leur apparait plus signifiant que les données statistiques issues de ce testing analytique.Face à ces limites une seconde perspective s’est progressivement dégagée. Il ne s’agit pas tant pour les entraineurs de déterminer les qualités de base pour atteindre un haut niveau d’expertise, mais plutôt de comprendre l’émergence de l’excellence en s’appuyant sur l’idée selon laquelle, les qualités nécessaires pour parvenir à un haut niveau de compétence dans un domaine s’acquièrent progressivement et dépendent de la qualité de l’environnement de la pratique dite « délibérée ».  

Cette transformation s’est accompagnée de la proposition d’un nouvel environnement organisationnel – « les parcours d’excellence  sportive » - et de nouvelles pratiques plus atypiques d’accompagnement des athlètes.  « Les évolutions successives de nos dispositifs ont conduit à une logique essentiellement tournée vers les structures, la modélisation, et le contrôle pour justifier l’attribution de moyens. La logique de la réforme proposée doit aller dans le sens de la responsabilisation, la confiance accordée aux acteurs, et en particulier les DTN, les spécificités des sports et des disciplines, la souplesse de dispositifs ouverts, mais maîtrisés, et la réactivité pour mieux servir les ambitions de la France dans le paysage de concurrence internationale dont le sport fait partie intégrante. Un resserrement sur l’élite de chaque fédération et l’accompagnement de collectifs mieux maîtrisés seront également recherchés pour éviter la dispersion des actions et des moyens ». (Extrait d’entretien avec un membre de l’ex Préparation Olympique et Paralympique). La volonté de passer d’une politique de moyens, de contrôle et de structures, à une stratégie de performance et d’objectifs caractérisée par le pilotage, l’adaptabilité, la réactivité et la confiance nécessite d’affronter la controverse évoquée ci-dessus « détection des talents » vs « accompagnement des potentiels » et de tirer les leçons des expériences, des réussites et échecs des dispositifs précédents et des conceptions qui les animaient.

Un questionnement sur « la valeur » des biens sportifs de « propriété commune » : l’économie des singularités. Le contrôle de gestion - et par suite le dialogue de gestion i.e. le processus d’échanges entre un niveau administratif et les niveaux qui lui sont liés - est un dispositif conduisant à assurer le pilotage d’une organisation, en apportant la connaissance des coûts, des activités et des résultats permettant d’améliorer le rapport entre les moyens engagés et les résultats obtenus. Dans ce raisonnement, la valeur des choses est alors importante à considérer. Quelle est la valeur d’un oiseau chanteur (Funtowicz & Ravetz, 1994) ? Est-ce que la détermination de sa valeur (en un seul numéraire i.e. monnaie) doit être la seule information dans le débat sur les choix à effectuer? Comment évaluer par rapport aux questions posées par le problème (i.e. enjeux systémique). Cette question peut apparaitre saugrenue mais évaluer quelque chose qui échappe aux valeurs commerciales ordinairement connues, pousse à réfléchir à la fois nos raisonnements économiques et les modèles qui sous-tendent la production des connaissances en ce domaine. Les fameux « modèles » économiques dont les catégories ne rayonnent pas de clarté et d’évidence, traduisent souvent la prééminence d’une grille de lecture comptable et conduisent à s’interroger sur les fondements même de la « gestion » qui peut en découler. Mais au-delà de cette vision, quelle est la valeur d’une fédération sportive ? Quelle est la valeur du travail des milliers de bénévoles des clubs qui font le sport français ? Quelle est la valeur de ces collectifs organisés ? Évaluer la valeur d’un oiseau chanteur résume ainsi les questions que l’on peut se poser pour utiliser les sciences économiques et de gestion en tant qu’outils conduisant/accompagnant des prises de décision efficace et durable pour l'action/projet. Les théoriciens classiques en économie rapportent la valeur des biens à la quantité de travail nécessaire à leur production. La révolution néoclassique a remplacé cette hypothèse par l’idée que c’est l’utilité des biens qui fonde leur valeur. Ces deux conceptions, selon André Orléan (2012), doivent être mises à distance car au delà de leur différence, classiques et néoclassiques partagent encore l’idée essentielle d’une substance de la valeur (le travail pour les uns, l’utilité pour les autres) que les biens posséderaient en propre : « contrairement à ce qu’affirme le paradigme substantialiste, les valeurs ne sont pas une propriété intrinsèque des biens sur laquelle reposent les échanges : elles ne préexistent pas à ces échanges mais sont créées par eux ».

Cependant, si la théorie économique classique fait du prix la commune mesure de tous les produits est-elle d’un quelconque secours quand nous devons choisir un bon restaurant, un bon avocat, le meilleur athlète ou encore le meilleur entraineur pour un sportif ? Dans la réponse négative que donne Lucien Karpik (2007) à cette question en apparence triviale, réside l’ambition de l’économie des singularités qui est de proposer un cadre théorique capable de rendre compte de toutes les transactions portant sur des biens multidimensionnels et de qualité incertaine que Karpik appelle les biens singuliers. Une des propositions de départ de cette modélisation est que, pour ces biens spécifiques et à la différence des biens standards, la concurrence par les prix est moins déterminante qu’une concurrence par la qualité. Les singularités sont des biens et services multidimensionnels et indivisibles, incomparables en ce sens qu’ils ne peuvent pas être mis en rapport les uns avec les autres à travers des grandeurs communes (cf. par exemple le recrutement d’entraineurs – d’athlètes étrangers sur des critères singuliers). Leur prix n’est pas un vecteur de choix, il agit certes comme une contrainte financière mais ne constitue pas nécessairement un signal marchand de la qualité.

Et la question de la valorisation des externalités ? A cette interrogation sur la valeur des biens multidimensionnels et de qualité incertaine, s’ajoute la question de la valeur monétaire des activités dans le secteur marchand et non marchand associatif. Dans les activités associatives, les multiples interactions humaines liées au  travail, ne sont que très imparfaitement comprises par l’état actuel de la conception marchande des activités : à la frontière de la sphère marchande et de la sphère non marchande s’opèrent des passages d’une sphère à l’autre qui ne sont pas automatiquement compensés financièrement. Ceci caractérise les « externalités ». Le concept d'externalité correspond à une situation où : « une personne A, alors qu'elle est en train de rendre un certain service, contre paiement, à une autre personne B affecte incidemment, en bien ou en mal, d'autres personnes (non productrices de services similaires), et cela de telle manière qu'un paiement ne puisse être imposé à ceux qui en bénéficient, ni une compensation prélevée au profit de ceux qui en souffrent ». Une illustration est l'exemple des incendies de forêt provoqués par les locomotives à vapeur. Le passage des trains est profitable aux voyageurs et aux compagnies, mais les escarbilles peuvent mettre le feu aux parcelles boisées le long des lignes et entraîner ainsi un sinistre préjudiciable aux propriétaires forestiers, acteurs qui ne participent pas à l'échange du service ferroviaire. Les externalités positives sont d’un grand intérêt pour expliquer ce que les économistes appellent le « surplus de productivité globale », c’est-à-dire ce que l’on ne peut pas expliquer par la contribution du travail, ni par celle des investissements, ni par les progrès de la technique.  Il est fait la distinction entre i) les « coûts privés » i.e. les paiements faits par le producteur pour la réalisation des produits et, de même, par le consommateur pour obtenir des biens de consommation ; ii) les « coûts sociaux » i.e. les coûts d’opportunité associés à une activité de production ou consommation qui ne sont pas « pris en charge »  par le producteur/consommateur lui-même. L’économiste parle dans ce dernier cas de « coût externe » (et aussi de « bénéfice externe ») ou d’externalité. La démarcation entres coûts « privés » et coûts « sociaux » est essentiellement déterminée par la société. Une externalité est donc une sorte de bonus (ou malus) auquel l’agent économique bénéficiaire n’a pas contribué. Ce concept traduit concrètement l’interdépendance des différents acteurs économiques ou non. Citons par exemple, des externalités positives de la pratique sportive concernant la santé, la cohésion sociale, la réputation, l’aménagement du territoire, et des externalités négatives comme le hooliganisme, les nuisances et la détérioration de l'environnement.

La gestion des externalités devient alors un enjeu stratégique majeur pour toute organisation en réseau. Dans ce questionnent sur « la valeur » des biens sportifs de « propriété commune », on peut s’interroger sur la façon dont l’état et le mouvement sportif considèrent et peuvent intégrer dans leurs indicateurs économiques et le calcul de leur équilibre économique, des externalités jusqu'ici jamais comptabilisées, mais qui les affectent pourtant d’une façon ou d’une autre.  Ce que Moulier Boutang (2008) appelle le « capitalisme cognitif » - qui n'est pas une extension du capitalisme industriel de la connaissance « substance » – mais qui concerne le capital intellectuel et humain, les interactions sociales informelles, la partie implicite et contextuelle des connaissances en acte, l’expérience (cf. la valeur des compétences nécessaires pour les JO) qui représente une accumulation singulière de l'expérience et devient l'un des principaux vecteurs de création de valeur. Si le tout s’avère alors plus grand que la somme des parties c’est parce que l’activité sportive associative incorpore de nombreuses externalités positives. L’état, les fédérations doivent-ils prendre en compte dans une vision économique « durable » des fédérations, l'utilité sociale du sport ?

Le passage du « national » (la convention d’objectif) au « local » (le Parcours d’Excellence Sportive) : la question de l'intégration multi-échelles/multi-niveaux traverse l'ensemble des process. Alors que traditionnellement la discussion s’est longtemps focalisée sur le dilemme « gestion étatique versus privatisation »,  la réémergence du niveau territorial et la redécouverte des modes locaux de gestion des ressources amènent à élargir le cadre de réflexion. On peut légitimement s’interroger sur la possibilité du transfert du cadre d’analyse de la gouvernance globale des biens de « propriétés communes », à des questions plus locales. Et inversement, l’analyse de situations locales peut-elle se passer d’une compréhension des politiques impulsées à l’échelle nationale, européenne voire internationale Comment tenir compte de l’emboîtement des échelles dans la gouvernance des « commons » ? L’idée d’échelles ou de niveaux permet envisager à la fois : i) les hiérarchies de types institutionnelle, administrative et/ou politique où la décision publique s'applique selon une démarche descendante depuis les politiques nationales jusqu'aux unités administratives des communautés territoriales ; ii) mais aussi des processus plus ouverts, des émergences successives apparaissant au niveau des strates locales, dans lesquelles s'organisent des décisions/actions individuelles et/ou collectives nécessitant des processus de coordination d’une part, des échelons d’initiatives et de responsabilités et d’autre part, des activités multiacteurs (sous forme de partenariats par exemple). On distingue classiquement deux approches suivant le niveau que l'on choisit pour appréhender et expliquer un phénomène donné : i) d'un côté, le niveau micro qui désigne le niveau où s'engagent les actions et qui fait en général, référence à l'individu ou à une organisation bien identifiée ; ii) de l'autre, le niveau macro, niveau auquel on appréhende les phénomènes dans leur globalité et qui fait en général, référence au système – ici, sportif.

Dans la compréhension de la gouvernance où un phénomène particulier observé à un certain niveau peut être expliqué par des processus opérant à d'autres niveaux d'observation, la boucle – récursive - qui lie ces deux niveaux est d'un intérêt fondamental pour transcender l'opposition individuel/collectif, en appréhender les deux conjointement : i) tant dans le sens bottom-up, où l'on s'intéresse aux macrostructures produites par l'ensemble des actions des individus que ii) dans le sens top-down, où l'accent est mis sur l'influence des macrostructures sur les comportements individuels. Cette dimension nécessite d’être attentif aux écosystèmes dans toute leur complexité et d’intégrer d’emblée la structure feuilletée, multi-échelle du social et sa complexité au travers des notions d’arènes d’action et de systèmes polycentriques, d’émergence, de feedback.

Affronter l’incertitude et la complexité : la fin d’un cycle managérial ? La gouvernance sportive a été conçue depuis 50 ans comme un dispositif pyramidal et hiérarchique, qui définit depuis le « haut » un cadrage précis ainsi que des modes de passage à l’action, même si la pratique contextuelle l’a heureusement bousculé depuis longtemps : « cette structure omniprésente est peut-être nécessaire, mais c’est contre cette logique que les choses se passent ! » (Extrait d’un entretien avec un DTN). Parce qu’ils ont été très efficients, nous sommes en train de recycler les modèles de management et de gouvernance construits à partir de l’échec aux Jeux Olympiques de Rome en 1960, en tentant de pousser leur efficacité au maximum et aux yeux des acteurs, leur management connaît une bureaucratisation croissante. Dans un contexte de profonds changements institutionnels - concernant en particulier le mouvement de déconcentration/décentralisation - provoquant la multiplication des intervenants (au plan national et international, territorial, local, public, privé, …), on assiste à une double complexification des procédures de conception et de mise en œuvre des projets : - i) pour garder un contrôle sur des actions de plus en plus complexes et sur l’utilisation de leurs financements, l’institution  multiplie les outils et les procédures, tant en amont (cadre « logique », définition d’objectifs précis, programmation ex ante) qu’en cours de projet (programmes d’activités annuels et/ou pluri annuels, règles strictes de suivi comptable, etc.). Ceci réduit la nécessaire souplesse nécessaire à l’action en contextes locaux variés, dynamiques et incertains, et impose sa propre rigidité à l’ensemble des acteurs parties prenantes ; - ii) les modes d’organisation des projets sont conçus au profit de logiques du « faire faire » i.e. impliquant le statut implicite et/ou explicite « d’opérateurs » dans une gouvernance qui se veut « partagée », ce qui induit une complexification forte des montages institutionnels, avec de multiples partenaires à coordonner, de nouvelles procédures contractuelles et de nouvelles incertitudes institutionnelles (cf. les avatars du statut des CTS dans les fédérations, par exemple).

Le paradoxe est que ce double renforcement des procédures s’applique à des projets de plus en plus « pluri-acteurs » comportant de nombreux enjeux politiques, économiques et sociétaux dans les arènes locales et qui ne peuvent être mis en œuvre que s’ils suscitent l’adhésion des acteurs concernés et que s’ils arrivent à négocier des soutiens politiques locaux. La prise en compte de l’incertitude inhérente à l’activité projet et à la multiplicité des parties prenantes amène à mettre en question les processus normalisés au profit de processus de construction d’une action collective et collaborative. Les conceptions institutionnelles actuelles  appuyées sur l’idée d’un modèle causal linéaire, qui fait un lien direct entre des actions et des impacts, est remis en cause de longue date dans les sciences sociales et dans les analyses de l’action publique. Il est sans doute temps de réfléchir à la capacité de cette politique à s’interroger et que se construisent et se reconnaissent « chemin faisant » de nouvelles pratiques managériales pour anticiper et affronter les réalités émergentes.

cf. Rapport d'étude ci-contre et groupe de discussion

http://www.linkedin.com/groups?mostRecent=&gid=4464167&trk=myg_ugrp_dis

 

15:09 Écrit par Philippe Fleurance | Lien permanent | Commentaires (0) | |

15/12/2010

Trajectoire Manager Sport (TMS) : Enaction - Interdépendance - Dynamique - Stratégie

Nombre de modèles contemporains consacrés à l’explication de la performance humaine de haut niveau sont en décalage - voire en opposition - avec ce qu’en disent les sportifs (ves) et leur encadrement. Bien peu se reconnaissent pleinement dans les visions analytiques et causalistes trop souvent éloignées de leurs besoins et attentes ainsi que de leur approche en situation réelle de compétition. Poser ainsi une « vision » de la performance n’est pas sans conséquence sur le « regard » porté sur les organisations qui l’accompagnent et sur les modes de management qui contribuent à son émergence.

Envoyer, en sécurité, une équipe d’athlètes accompagnée d’une logistique de haute performance à l’autre bout de la planète tout en s’assurant du bon déroulement des activités sportives quotidiennes aux plans territorial et local ;

Construire, dans un système de régulations croisées, les orientations stratégiques de son organisation avec les hautes autorités sportives (fédération nationale voire internationale – ligue professionnelle – mouvement olympique) et les autorités régaliennes (état et collectivités territoriales) ;

Appuyer la vision stratégique du développement de son organisation sur l’analyse du présent et du passé, tout en ayant une vision prospective, viable et soutenable, pour son sport et, plus généralement, pour le mouvement associatif sportif ;

Exiger la plus haute performance de certain(e)s tout en veillant à la pratique quotidienne du plus grand nombre ;

Voila quelques dilemmes auxquels le manager est confronté, actuellement, et encore plus demain, dans un monde de plus en plus complexe et concurrentiel. Evidemment, le manager est entouré d’une équipe, mais celle-ci est souvent hétérogène en termes de pratiques de référence et d’appartenance organisationnelle. Il s’agit de travailler, aussi, à créer les conditions de l’articulation des compétences individuelles, collectives et stratégiques au sein de l’organisation.

En regard de cette vision du « métier », les modèles de planification linéaire de projet, uniquement centrés sur la technicité de la mise en oeuvre, reposant sur une logique au total déterministe et postulant une réduction progressive des aléas au fil du temps, n’apparaissent pas pertinents

« Envisager l’action du manager dans sa complexité, c’est avancer la nécessité de développer de nouveaux outils de pensée » pour se préparer à exercer ces missions passionnantes, mais extrêmement sollicitantes : là où il s’agissait généralement de simplifier pour concevoir l’action, il s’agit, maintenant, de comprendre la complexité des situations et d’oeuvrer dans le complexe.

Comment former des professionnels ayant des expériences différenciées, à ces fonctions où l’incertain et l’indéterminé prédomine ? Il parait assez illusoire de penser qu’il est possible de former à des métiers de ce type. Il est, par contre, réaliste de penser - et c’est bien l’enjeu de cet « Executive Master » - que l’INSEP grâce à ses multiples partenaires issus des mondes professionnel et académique peut créer les conditions pour que des cadres ayant une expérience et un projet affirmé s'engagent dans cette « Trajectoire Manager Sport »

06:31 Écrit par Philippe Fleurance | Lien permanent | Commentaires (0) | |