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21/10/2022

Comprendre l’irréductible imprévisibilité des événements à venir

Nous vivons une période de transition majeure, d'un « ancien » monde vers un monde « nouveau » (les big data, l’intelligence artificielle, la « singularité », la mondialisation, les questions sociétales et environnementales émergentes, les catastrophes et crises marquantes à l'échelle régionale, continentale, planétaire, …) qui interroge la nature de la relation que l’on établit entre ce que l’on décrit comme étant « la réalité empirique » et les outils et raisonnements pour la rendre intelligible.

Chacun peut constater au quotidien que les questions du monde actuel bousculent de plus en plus des certitudes qui pouvaient apparaître hier, fondées sur des consensus scientifiques stabilisés[1]. La prédiction analytique qui consiste à s’appuyer sur les informations issues de situations présentes en les confrontant à des situations passées, est souvent prise en défaut. Il semble bien que le réel fait sécession et échappe de plus en plus à la vision réductionniste que peuvent en avoir de nombreux chercheurs. Dans de nombreuses questions sociétales qui s’imposent à nous actuellement, les événements échappent aux catégories où l’on avait pu les circonscrire pour mieux les nommer, les mesurer et espérer les maîtriser.

Pour avancer la nécessité de s’ouvrir à des approches alternatives, il convient de présenter - brièvement - les hypothèses implicites et postulats essentiels du modèle conventionnel en refusant de considérer qu’elles vont de soi. Les hypothèses de stabilité, de régularité, de linéarité, de proportionnalité entre la cause et l’effet, soulèvent des doutes quant à leur généralisation et application universelle[2] car des facteurs apparemment insignifiants peuvent déclencher des changements imprévus et critiques. Les évènements qui en résultent manifestent des phénomènes émergents non visibles à l'analyse d'équilibre, caractéristique des systèmes « fermés » bien délimités et isolés de toute influence extérieure. La survenue de plus en plus fréquente d’évènements dits « naturels » ne cadrant plus avec les grilles d’analyses habituelles, conduit à envisager avec perplexité l’infinité de relations qui lient les phénomènes entre eux, la multitude de boucles de rétroaction qui chemin faisant, font évoluer des systèmes que l’on appréhende comme imbriqués, aux limites floues et dont on n’est jamais sûr de balayer toute l’étendue.

La modélisation simplifiée présentée par Peter Bak[3] illustre ceci. En ajoutant régulièrement des grains à un tas de sable, petit à petit le sable forme un amas dont la pente en augmentant lentement, amène le tas de sable vers un état critique. A un certain stade, la pente des flancs atteint la limite où le poids des grains équilibre les forces de friction. Dès cet angle maximum atteint, l’ajout d’un grain peut alors provoquer une avalanche de différentes amplitudes. L’état critique auto-organisé d’un système est un état où le système est globalement métastable tout en étant localement instable : ce qui caractérise les systèmes auto-organisés, c’est l’émergence et le maintien d’un ordre global sans qu’il y ait un chef d’orchestre, ni de « dernière instance », mais des interdépendances multiples et des interactions itérées entre composants. Il n’y a pas de principe d’ordre supérieur mais comme le propose Henri Atlan[4] un principe « d’ordre par le bruit ». Ces perspectives issues des modélisations des systèmes[5] complexes offrent un autre point de vue prenant en compte les processus critiques non-linéaires faits de ruptures et de bifurcations.

Métaphoriquement, on peut se demander quel(s) « grain de sable » perturbera nos écosystèmes « anthropo-socio-éco-techniques » et conduira à leur réorganisation ?

La réponse à cette interrogation n’est pas procédurale, paramétrique et incrémentale « plus de … moins de … pour mieux de … » venant conforter l’hypothèse ontologique d’un existant structuré « déjà là » qu’il faudrait améliorer. C’est la manière de penser et d’agir en tant que telle qui se trouve remise en question en forçant à revoir sur le fond, ses attendus et ses enracinements. « Chercher seulement un remède technique à chaque problème environnemental qui surgit, c’est isoler des choses qui sont entrelacées dans la réalité, et c’est se cacher les vraies et plus profondes questions du système mondial[6] ». La science est souvent associée à l'idée de raison, de preuve, de prévisibilité voire de vérité et d'universalité mais cela ne saurait aujourd’hui représenter adéquatement l’état des savoirs et des recherches. Il nous semble alors nécessaire de s’interroger sur les régimes de rationalité qui nous organisent dans le cadre de référence conventionnel (i.e. pour faire rapide « positiviste ») afin de les reconsidérer et prendre acte des limites des connaissances dans les schémas épistémiques dominants.

Ce changement paradigmatique comporte plusieurs courants que l'on peut regrouper sous la bannière des sciences de la complexité[7]. Celles-ci s'attachent notamment à comprendre comment les interdépendances, interactions et rétroactions qui relient les éléments d'un système s'organisent en son sein, face à l’environnement et dans le temps. De telle sorte que le système manifeste des qualités particulières que l'on qualifiera d'émergentes et imprévisibles. Quelles que soient les disciplines considérées, l’imprévisibilité[8] devient alors une question trop importante pour que l’on n’en fasse pas un sujet majeur pour repenser la construction savante de nos connaissances. En prêtant attention au caractère hybride des problèmes, aux événements imprévus, aux mouvances des contextes, aux régulations distribuées, aux discontinuités, aux temporalités étendues et multiples, aux causalités hétérogènes, aux phénomènes de singularité, de désordre, … contre lesquels les sciences se sont en grande partie construites.

Si nous ne savons - pouvons - pas anticiper ce que sera notre futur que l'imprévisible traverse, nous pouvons travailler à rendre intelligible ce qui dans nos environnements est déjà du futur et que nous ne « voyons » pas parce que nous n’engageons pas les questionnements ad’hoc. La question ne nous apparait plus de nature programmatique consistant à améliorer les modèles existants, elle est bien de nature paradigmatique : « Le mythe invétéré de la rupture nous voile les transitions silencieuses qui préparent le basculement qui en est la manifestation bruyante[9]». Mettre en avant l’imprévisibilité devient alors un défi à l’orthodoxie scientifique et interroge les pratiques de recherche sur plusieurs questions que nous nous proposons d’examiner.

Le débat ouvert ici ne consiste pas à dire que les choses ne sont pas bien comme elles sont. Il consiste à examiner sur quels types d’évidence, de familiarités, de mode de pensées reposent les pratiques de recherche que l’on accepte communément. L’objectif n'est donc pas d’engager des débats philosophiques sur la science d’aujourd’hui et les discussions paradigmatiques qui l’animent[10]. Plus concrètement, il s’agit d'identifier quelques questions posées à l'activité de recherche lorsqu’elle se situe à l'interface des milieux de recherche et des réalités quotidiennes vécues par les acteurs concernés par ces recherches et par lesquelles celles-ci trouvent une part de leur légitimité[11]. L’interdépendance des enjeux implique des solutions systémiques correspondantes, c’est à dire qui ne résolvent aucun problème pris isolément, mais les abordent dans le contexte des autres problèmes qui leurs sont associés.

A quoi ressemblerait les démarches de production de connaissance si nous allions au-delà des hypothèses habituelles ? 

Suite : Comprendre l’irréductible imprévisibilité P. Fleurance octobre 22.pdf

[1] Ilya Prigogine (1996). La fin des certitudes. Paris : Odile Jacob « … loin de l’équilibre, se produisent des phénomènes ordonnés qui n’existent pas près de l’équilibre. Le non-équilibre, ce ne sont pas du tout les tasses qui se cassent ; le non-équilibre, c’est la voie la plus extraordinaire que la nature ait inventée pour coordonner les phénomènes, pour rendre possibles des phénomènes complexes.  Donc, loin d’être simplement un effet du hasard, les phénomènes de non-équilibre sont notre accès vers la complexité. Et des concepts comme l’auto-organisation loin de l’équilibre, ou de structure dissipative, sont aujourd’hui des lieux communs qui sont appliqués dans des domaines nombreux, non seulement de la physique, mais de la sociologie, de l’économie, et jusqu’à l’anthropologie et la linguistique. »

[2] Ces hypothèses représentent une faible partie explicative du réel par rapport à la non-linéarité : par exemple, les effets de seuil, de masse critique, de bifurcations illustrent à contrario, la non-proportionnalité entre les causes et les effets.

[3] Les systèmes dynamiques subissent des bifurcations, où un petit changement dans un paramètre du système conduit à un changement important et qualitatif du comportement du système. La théorie de « l'auto-organisation critique » explique que certains systèmes, composés d'un nombre important d'éléments en interaction dynamique, évoluent brutalement vers un état critique, sans intervention extérieure et sans paramètre de contrôle. L'amplification d'une petite fluctuation interne peut mener à un état critique et provoquer une réaction en chaîne menant à une catastrophe (au sens de changement de comportement d'un système). L’auto-organisation critique suit la loi selon laquelle la taille d’un événement est inversement proportionnelle à sa fréquence. Par exemple, dans la simulation du tas de sable, l’importance des avalanches de sable est inversement liée à leur fréquence. Il y a peu d’avalanches de grande taille et beaucoup de petites. Bak P. 1996, How Nature Works -The science of self-organized criticality, Springer Verlag cf. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00391570/docum...  

[4] Henri Atlan. Entre le cristal et la fumée : Essai sur l'organisation du vivant, 1979. Paris : Seuil. https://www.persee.fr/docAsPDF/comm_0588-8018_1972_num_18...

[5] Pour Le Moigne l’approche par les systèmes doit rompre avec l’épistémologie néopositiviste : ce qui est exprimé sous le qualificatif « systémique » n’est pas une propriété intrinsèque de l’objet étudié, mais le produit d’une représentation pragmatiquement utilisable pour l’action. La théorie des systèmes complexes dont on a besoin est une sorte de « méta-modèle », entendu comme outil de modélisation renvoyant au projet du modélisateur face à la réalité qu’il étudie (Le Moigne 1994, 1995).

[6] François, 2015 : paragraphie 111 In : L'éthique écologique et la pensée systémique du Pape François. Fritjof Capra. http://agora.qc.ca/documents/lethique-ecologique-et-la-pe...

[7] Castellani, B., Hafferty, F. W. (2009). Sociology and complexity science. A new field of inquiry. Berlin Springer Series Understanding Complex Systems

[8] Incertitude ? Imprévisibilités ? Le GIEC (glossaire 2006) présente l’incertitude comme « Absence de connaissance de la valeur vraie d’une variable qui peut être décrite comme une courbe de densité de probabilité caractérisant la plage et la vraisemblance des valeurs possibles. L’incertitude dépend de l’état des connaissances de l’analyste, de la qualité et de la quantité de données applicables ainsi que de la connaissance des processus sous-jacents et des méthodes d’inférence ». Cependant, ce n’est pas parce que le monde de demain est présenté comme produit par celui d’aujourd’hui que les événements de demain peuvent être prévus dès lors que l’on étudie les paramètres qui organisent le monde d’aujourd’hui. A quelque niveau que ce soit, cette relation reste asymétrique. On ne peut déduire d’une connaissance, aussi complète soit-elle, des conditions de production d’un événement, l’événement réel qui va survenir, et d’ailleurs cette connaissance ne peut jamais être complète. Tout événement futur reste contingent, il peut être ou ne pas être, se produire ou ne pas se produire, et nulle connaissance du monde ne peut lever cette contingence (Pierre Favre Chapitre 2. L'imprévisibilité du monde futur dans les sciences de la nature et dans les sciences sociales https://www.cairn.info/Comprendre-le-monde-pour-le-change...). L’imprévisibilité devient une réalité dès lors que l’on est incapable de prévoir le moment, le lieu, l’intensité, les circonstances de l’émergence de l’événement. Cependant et en dépit de cela, les collectivités conçoivent souvent leurs stratégies de gestion des risques à la suite de catastrophes qui se sont déjà produites, au lieu de tenter de penser les nouvelles et potentielles catastrophes à venir (cf. The challenge of unprecedented floods and droughts in risk management https://www.nature.com/articles/s41586-022-04917-5).

[9] François Jullien (2009) Les transformations silencieuses. Chantiers 1. Paris : Grasset. https://www.lemonde.fr/livres/article/2009/04/02/les-tran... 

[10] L’important – ici - n’est pas de discuter les croyances sur la façon dont le monde est fait, mais de considérer les attitudes et pratiques d’intelligibilités vis-à-vis de ce monde.

[11] Comme elle le revendique dans de nombreux établissements dont les activités sont finalisées par un « objet social »

10:19 Écrit par Philippe Fleurance | Lien permanent | Commentaires (0) | |

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