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12/04/2013

S’interroger sur la formation de nos connaissances : faire retour aux phénomènes et à l’expérience vécue ?

La récente parution de l’ouvrage de Fausto FRAISOPI « La complexité et les phénomènes », par son sous titre « Nouvelles ouvertures entre science et philosophie », conduit à nous (re) interroger sur la formation, la nature et l’usage des connaissances que développent les sciences de la complexité dans nos cultures contemporaines.

S’interroger sur la formation de nos connaissances, ce n’est pas seulement s’exercer « à penser par soi même, c’est aussi penser par les autres », rappelle volontiers le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein.

S’interroger sur la nature des connaissances humaines, c’est s’interroger sur leur origine : sont-elles « déjà là », indépendante des actions humaines qui s’attachent à les découvrir ou les dévoiler  pour les uns, à les inventer ou à les construire pour les autres ? Sont-elles des « objets » (les savoirs que l’on empile), ou sont-elles des « processus » (« faire pour comprendre et comprendre pour faire ») ?

S’interroger sur l’usage des connaissances, c’est s’interroger sur la justification de leur légitimité : seront-elles légitimes parce que prédictives, garantissant les résultats de l’action humaine déterminée par la stricte application des lois de la nature que peu à peu elles identifient et transmettent, ou par leur plausibilité pragmatique, éclairant le libre arbitre dans la conception projective des moyens et des actions ?  

Pour « aussi penser par les autres » ces interrogations, nous disposons depuis l’émergence du paradigme de la complexité dans les cultures contemporaines, d’explorations de bons nombres de penseurs nous invitant à un détour - une « pensée du dehors » - qui peut nous permettre de mieux situer ce qui forme notre « dedans », c’est-à-dire nos propres cadres de pensée.

Citons, quelques uns des « grands témoins du vingtième siècle » qui ont éclairés les débats du Réseau Intelligence de la Complexité au fil des dix derniers années : en 2002 : « Autour de H.A. Simon. Intelligence de la complexité, Ingénierie de l'interdisciplinarité »; en 2004, « Autour de Heinz von Foerster Seconde Cybernétique et Complexité » ; en 2008, « Quatre grands témoins du vingtième siècle pour étayer cette réflexion : Gregory Bateson (l’Ecologie de l’Esprit), William James (l’Empirisme radical), James Dewey (le Pragmatisme) et Ernst von Glasersfeld (le Constructivisme» ; en 2009,« Hommage à Edgar Morin : Agir et penser a la fois - Renouveler notre intelligence de la gouvernance des organisations complexes.  Ce détour passe par le partage de nos visions du monde, des modèles sous-jacents à nos interprétations, des concepts pragmatiques (ceux dont on se sert sans forcément savoir les définir). Ceci appelle un travail de partage, d'échange et d'élaboration collective qui – certes - demeure difficile à réaliser mais laisse entrevoir cependant en retour, une meilleure compréhension de nos actions.

Ce que la connaissance doit à l'expérience : de la complexité on fait toujours et d’abord « l’expérience ». Les sciences donnent lieu à un conflit fondamental dans les stratégies d’intelligibilité des phénomènes dans la mesure où, privilégiant une tradition scientifique réductionniste et physicaliste, elles laissent à penser que les aspects de la sensibilité et de l’expérience vécue sont des épiphénomènes relevant d’autres approches insuffisamment crédibles pour faire partie des savoirs « reconnus ». Ce questionnement interpelle les conceptions substantialistes – essentialistes - qui postulent l’existence de réalités objectives préexistantes et permanentes qu’il faudrait dévoiler. Position  du paradigme cartésien qui caractérise pour l’essentiel, les recherches actuelles et qui conduit à de nombreuses contradictions et difficultés – insolvables dans une approche interdisciplinaire syncrétique  - en raison de la multiplication de dualismes fondamentaux comme l’opposition entre processus mentaux et environnement, entre « hardware et software », entre individu et groupe, entre intérieur et extérieur, entre action et cognition, entre nature et culture … oppositions qui mènent à des impasses et qui font l’objet de remises en cause sérieuses dans de nombreuses disciplines. Comme le souligne Bernard Latour[1], « Lorsque nous abandonnons le monde moderne, nous ne tombons pas sur quelqu’un ou sur quelque chose, nous ne tombons pas sur une essence, mais sur un processus, sur un mouvement, un passage, littéralement, une passe, au sens de ce mot dans les jeux de balle. Nous partons d’une existence continuée et risquée – continuée parce qu’elle est risquée – et non pas d’une essence ; nous partons de la mise en présence et non pas de la permanence. Nous partons du vinculum lui-même, du passage, de la relation … »

On peut donc constater – et regretter – un écart persistant entre les sciences de la nature (entendu dans le cadre de la physique classique) et les « sciences » accordant de l’importance aux pratiques « telles que nous en faisons l’expérience ». Cette dualité - qui recouvre pour une part, le traditionnel mais obsolète débat théorie/pratique - contribue à un déficit d’intelligibilité parce qu’en raison de ces positions ontologique et méthodologique, les sciences omettent généralement les données phénoménologiques et pragmatiques, négligeant ainsi un aspect important de la manifestation des phénomènes. L’intérêt pour l’expérience humaine dans ses dimensions les plus immédiates et les plus quotidiennes nous incite à « faire retour aux phénomènes et à l’expérience vécue » pensant que beaucoup d’aspects de l’activité serait mieux compris si l’on faisait le lien entre les processus impliqués dans l’action et leurs manifestations phénoménales, c’est-à-dire pour simplifier, la « façon dont les choses sont et sont faites » du point de vue du sujet agissant (point de vue dit alors, en première personne). Dans son ouvrage, Fausta Fraisopi (p 393) avance ce lien : « la complexité irréductible de certains phénomènes impose la phénoménologie comme méthode d'interrogation de « il y a » - dans toutes ses formes possibles - de chercher une nouvelle forme d'interrogation et de vision capable de comprendre, décrire, assimiler de façon non superficielle le « il y a » de la complexité dans sa forme propre de manifestativité ». Par exemple, la fatigue, la décision, le stress, l’incertitude, … sont évidemment des processus dont on peut rendre compte par des mesures objectives, d’un point de vue externe (dit alors en troisième personne) à l’acteur agissant, mais aussi des processus dont nous avons conscience (ce qui ne signifie pas que nous sommes conscient de la totalité de ces processus) et dans certaines conditions méthodologiques, nous pouvons évoquer les contenus de la conscience que nous avons de cette expérience de fatigue, de décision, de stress, d’incertitude, …

Dans cette volonté d’objectivation du « réel », plusieurs réponses peuvent être examinées 

- Celles qui ne reconnaissent pas les tensions entre les données objectivistes et subjectivistes (c’est–à-dire les données phénoménologiques et pragmatiques) :

- En refusant la pertinence de la tension entre ces deux « réalités ». L’argumentaire se développe alors autour des principes traditionnels de l’approche scientifique en niant la possibilité de travailler « scientifiquement » sur l’expérience vécue du point de vue en première personne (cf. les manuels classiques de la méthodologie de la recherche).

- En refusant l’importance de cette tension comme stratégie d’intelligibilité : la « neutralité » requise du chercheur et la construction des objets scientifiques à partir de cette posture, le place en situation d’extériorité vis-à-vis des données de l’expérience les « écrasant » méthodologiquement, dans les protocoles de recherche (cf. les protocoles « standards » de recherche).

- Celles qui reconnaissent les tensions entre ces pôles en acceptant de discuter du « déficit d’intelligibilité » :

- Une option pessimiste renvoie cependant aux arguments sur le caractère incompatible des « noyaux durs » des paradigmes et/ou des ontologies et l’impossibilité de l’interdisciplinarité : ne travaillant pas sur les mêmes objets et au même niveau, le travail de mise en relation des deux pôles apparait peu possible et ceux-ci continuent à être évoqués « parallèlement ».

- Une option optimiste pense que ce débat peut être résolu en reprenant un débat « ontologique » sur la façon de considérer et de traiter les « choses » (cf. nos remarques sur les dichotomies historiques). C‘est tout le sens de l’ouvrage de Fausto Fraisopi qui « tire au contraire comme conséquence de la révolution de la complexité, la nécessité de rompre avec le cadre de ce que les modernes ont appelé « ontologie » précisément en tant que doctrine de l’objet » (Jocelyn Benoist dans l’introduction de l’ouvrage).

Une relecture de textes anciens nous incite à le faire comme par exemple, Henri Wallon[2] : « Entre lui (l'objet) et l'observateur, il n'y a pas cet intervalle étanche que postule le positivisme et avec lui, toutes les vieilles doctrines pour qui l'univers et l'homme en viennent à se juxtaposer comme deux entités plus ou moins distinctes.... car il n'y a pas d'observation désincarnée de toute action physique, pas plus qu'il n'y a d'intelligence sans organe, ni d'homme sans corps »

La dualité permanente et inéluctable des points de vue n’exprime pas une opposition bipolaire qui de manière irréductible rejette l’un ou l’autre point de vue - comme c’est souvent le cas aujourd’hui dans les recherches - mais elle sous-tend l’hypothèse que d’autres perspectives sont possibles : non celles d’une confusion entre des données objectives et subjectives, mais celles du lien qui caractérise une chose deux fois comprise. Dans une relation de complémentarité, de cogénération, de « co-avènement » des savoirs sur soi et sur le monde, ces deux points de vue peuvent se mêler entre eux pour produire – non une série de déterminations causales – mais une intelligibilité de l’écologie complexe de l’activité.

Il semble alors possible – et nécessaire - d’identifier dans leurs complémentarités autant que dans leurs antagonismes, les pôles que nos cadres d’analyse ont disjoints pour plus de commodité « interne » : la perspective « analytique », attachée au local comme point de départ explicatif des phénomènes, et la perspective « holistique », qui confie à la globalité de l’agi, la source « unifiante » et explicative de ces mêmes phénomènes. Le point de départ n’est pas plus dans les « parties », locales, que dans le « tout », global, mais dans leurs interactions. Plutôt, les parties sont dans le tout, de même que le tout se trouve dans les parties : parties et tout, se spécifient mutuellement et continuellement dans une dynamique de l’action. N’est ce pas ainsi que nous entendons le paradigme Systémique que l’on sclérose en le réduisant trop souvent au Holisme qui ne peut accepter que la partie soit plus qu’une fraction du tout ?

Omettre « l’effet que cela fait d’être » ? Les faits de l’expérience des « choses en train de se faire » comme source de connaissance, aussi ! C’est en effet, une chose que d’essayer de rendre compte de ce qui se passe - à quelque niveau que ce soit - lorsque nous agissons et une autre, que d’essayer de rendre compte de la conscience des choses, que nous avons quand nous agissons. Dans la continuité de la sensibilité à la phénoménalité et au pragmatisme, et pour illustrer la question de « point de vue » que nous jugeons importante dans le cadre de la compréhension de l’action en situation, Thomas Nagel (1974)[3] propose de s’interroger sur « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris ? » « Je veux savoir quel effet cela fait à une chauve-souris d'être une chauve-souris. Si j'essaie d'imaginer cela, je suis borné aux ressources de mon propre esprit, et ces ressources sont inadéquates pour cette tâche. Je ne peux non plus l'effectuer en imaginant des additions à ma propre expérience, ou en imaginant des portions de celle-ci qui en seraient graduellement soustraites, ou en imaginant une combinaison quelconque d'additions, de soustractions et de modifications. Se demander quel effet cela fait d'être une chauve­-souris semble nous conduire, par conséquent, à la conclusion suivante : il y a des faits qui ne consistent pas en la vérité de propositions exprimables dans un langage humain. Nous pouvons être contraints de reconnaître l'existence de faits de ce genre sans être capables de les établir ou de les comprendre.  »

Thomas Nagel part donc de l’idée que même si nous connaissons bien le fonctionnement des ultrasons que les chauves-souris utilisent pour se repérer dans l’espace, nous ne pouvons pas pour autant décrire ce que c’est que de vivre dans un monde ultrasonore. L’expérience subjective de l’écholocalisation nous échappe et nous échappera toujours : nous ne savons pas écrit Thomas Nagel, « ce que cela fait d’être une chauve-souris », même si nous sommes capables de décrire le fonctionnement de son système de perception jusque dans ses moindres détails.

Les possibilités de travailler la tension formelle entre l’exigence d’objectivité liée aux sciences naturelles (dites scientifiques pour le sens commun) et la nature irréductiblement subjective des données phénoménologiques existent cependant comme nous venons de l’argumenter : la question des outils permettant de rendre intelligible les données phénoménologiques et pragmatiques en termes suffisamment crédibles et précis est une question centrale que nous devonsaborder en ayant le souci de procédures pour « faire avec » des focales d’observations multi-échelles.

Au delà de la neutralité conventionnelle de l’observateur ? Quelle place pour l'observateur dans le système observé ? Les arguments de la seconde cybernétique « l’homme dans la boucle ». L'approche scientifique traditionnelle s'appuie sur les concepts de la première cybernétique, à savoir que l'intervenant est un observateur extérieur du système étudié et que les « propriétés » de l'observateur ne doivent pas entrer en ligne de compte dans la description des observations. Dans cette première cybernétique, la part belle est donc faite au gouvernement d'un système depuis ce qui lui est extérieur, car on postule que son contrôle repose essentiellement sur le contrôle de ses entrées à partir de ses sorties. A contrario, en incluant l'observateur dans la boucle du système observé, la cybernétique de second ordre[4] prend aussi en compte ce que l'observateur système vivant et connaissant - et non seulement régulateur mécanique - peut exercer de contrôle sur lui-même en se fiant à ce qui lui est propre, c’est-à-dire à sa capacité subjective à induire le sens de l’expérience.

Cette approche de la cybernétique de second ordre - terreau historique de la pensée auto-éco-organisationnelle déployé par le paradigme systémique- permet de s’écarter de la vision statique des phénomènes pour entr’apercevoir l’instabilité des systèmes vivants, conçus alors comme étant « auto - éco - poïétique ». Cette notion prend tout son sens si l’on présente un système qui n’est pas autopoïétique (dit alors allopoïétique). Il est essentiellement hétéronome - non autonome - dans la mesure où ses transformations nécessitent une cause extérieure. Par exemple, un cristal, une pierre, sont perçus commene pouvant pas maintenir par eux-mêmes leur organisation interne tout en « évoluant » dans un contexte lui-même évoluant.  

Si l’on accepte d’étendre ces réflexions aux organisations humaines, il apparait que l’on peut mieux rendre compte de l’organisation d’un système vivant en le considérant comme étant « auto – éco-poïétique » : les sociétés humaines produisent le réseau dynamique  des actions, des objets matériels et sociaux, … qui en retour, les produisent et ainsi de suite. Ce qui nous apparaît, de notre point de vue d’observateur, comme étant « une forme » particulière, avec sa cohérence propre, est le résultat de cette dynamique de couplage entre artefacts, c’est-à-dire entre personnes, outils, et signes. Faut-il alors confondre la carte et le territoire ?

Par exemple, une vague qui se maintient comme telle, ne rend pas explicite l’interdépendance des éléments qui la rendent possible (à savoir la gravitation, le mouvement de la terre, la masse d’eau en jeu, le cycle des saisons, ...). Il n’y a pas d’essence de la vague, mais plutôt l’émergence d’une forme dynamique générée à partir des relations entre les composants du « système vague » et dont la forme est dépendante des possibilités de constructions liées aux propriétés physiques des composants.

Ceci implique que la configuration apparente d'un système n'est pas donnée au préalable et donc non étudiable en soi comme « objet », mais développée par le système téléologique « système finalisant », en tant que moyens pour agir et interagir dans un environnement complexe en cours d'évolution.  

  « Faire retour aux phénomènes et à l’expérience vécue » interroge donc les conceptions traditionnelles de la connaissance : l'approche phénoménologie de la manifestation de la complexité ne met pas seulement en question la complexité des phénomènes mais aussi l'expérience de la complexité que l‘on peut en faire.


[1] Latour, B. (1991). Nous n'avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique. Paris : Editions de la Découverte

[2] Wallon, H. (1935). Le réel et le mental. Journal de psychologie, 5-6

[3] Nagel, T. (1974). « What Is It Like To Be a Bat? », Philosophical Review, 83, 435-450.

[4]Andreewsky, E. & Delorme, R. (2006). Seconde cybernétique et complexité. Rencontres avec Heinz Von Foerster. Paris : L’Harmattan.

11:27 Écrit par Philippe Fleurance | Lien permanent | Commentaires (0) | |

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