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15/04/2011

Séminaire 4 : Manager dans la contingence au sein d'un collectif hétérogène ?

1. Comment les activités et les connaissances explicites possédées individuellement par les agents permettent-elles l’efficience collective et adaptative de l’organisation ? Avoir un point de vue sur les connaissances/compétences « objectivables » des acteurs mais aussi sur celles « moins objectivables » est une nécessité pour le manager afin de créer les conditions du développement de l’organisation, en favorisant les cycles d’apprentissages collectifs, permettant la régénération simultanée des savoirs, des artefacts supportant le travail et des métiers. L’incertain modèle de collaboration dans les organisations appelle une réflexion sur les savoirs circulants dans celles-ci, sur les modes d'interaction et de communication et au final sur le mode management.

       La conception « rhizome » de cette formation renvoi au séminaire 2 ou l’on a cherché à argumenter l’idée de « monde propre » du manager : les objets, les connaissances, les institutions, les contraintes extérieures aux personnes sont pris en compte, non pas en tant que tels comme données objectives à priori, mais tels qu’ils sont identifiés et/ou engagés dans l’action, dans la façon dont les acteurs repèrent, ont recours, s’approprient, prennent appui sur, ou se heurtent à eux. 

2. Echapper à une vision statique des savoirs ? Dans une logique classique dite « adéquationniste » entre formation et emploi, la formation aux différents métiers nécessaires à l’efficience des organisations sportives est envisagée à partir de référentiels de compétences permettant une gestion prévisionnelle des emplois et compétences (GEPEC). La rédaction de ces fiches « métiers » est accomplie par des observateurs externes mobilisant quelques professionnels qui s’efforcent de synthétiser le contenu de leur activité et les compétences qu’elle requiert. Du fait de la méthode, les informations collectées sont envisagées à un « méta–niveau » et supposent un métier stabilisé qui s’effectuerait sans difficultés particulières, dans un contexte inaltéré oubliant ainsi les dimensions interactives et co-évolutives entre exigences du métier et activités en contexte. Cette configuration rationaliste qui conduit à ce qui est qualifié de bureaucratie professionnelle (Mintzberg) place la standardisation des compétences « substantialisée » et « individualisée » au cœur du système de fonctionnement et de management : la division du travail coïncide avec la division de la connaissance/compétence. L’articulation et la coordination entre les processus métiers apparait simple et transparente pour le manager puisqu’elle est assurée à la fois par l’organigramme hiérarchique et par des rapports de type « taylorien » entre métiers et en particulier, entre ce qu'ils peuvent - à priori - espérer les uns et les autres comme cohérences issues de leur « cœur de métier ». La question des interactions « individuel - collectif » et/ou « micro - macro » est exclue, faute des moyens conceptuels qui permettent d'en poser, puis d'en explorer l'hypothèse : une théorisation pauvre pour une visée pratique ambitieuse : contrôler l’action collective !

A contrario, les différentes études sur l’analyse des activités professionnelles que nous avons effectuées amènent à mettre en avant : i) une vision des activités des professionnels comme constructeurs de savoirs collaboratifs et créatifs. Pas seulement des détenteurs de savoir individuel comme « expert technique », mais des constructeurs... tant il est vrai que leur savoir se construit au jour le jour en des lieux multiples avec des acteurs hétérogènes dont les buts peuvent être divergeants ; ii) des événements qui ne cadrent plus avec les grilles d’analyse/catégories habituelles – ambiguïté, incertitude, caractère hybride des problèmes… font sortir des épures classiques de l’analyse du travail organisée autour des concepts simplificateurs de « tâche prescrite » et de « résolution de problème » - problème qui se pose plutôt comme « ill-structured situation » ; iii) une multiplication des intervenants et d’interlocuteurs hétérogènes, qui fait exploser les cartographies habituelles d’acteurs (la relation entre pairs, la voie hiérarchique, l’espace/temps du « service », …) ; iv) des problèmes critiques de communication et d’interaction, qui introduisent une dimension nouvelle dans les logiques opérationnelles et décisionnelles de référence principalement axée sur l’expertise technique ; v) des enjeux qui dépassent le seul problème de la qualité technique des solutions apportées et qui posent des problèmes relationnels, décisionnels, politiques parfois délicats mais toujours présents. Nos travaux ont montré que la connaissance organisationnelle n'est pas homogène mais est fondamentalement hétérogène : les organisations sont des « processeurs » de différents modes de connaissances (techniques, traditionnels, scientifiques, expérience, …) en tant que lieu de construction, de sélection, d’agrégation, d'utilisation, et de développement de connaissances pertinentes en regard du chemin parcouru (path dependancy) et des buts poursuivis.

3. Nous avons hérité d'une tradition culturelle occidentale « de biais fondamental d'attribution » qui consiste à sous-estimer les causes situationnelles au profit de causes personnalistes : surmonter la  vision commune qui laisse entendre que la connaissance est purement individuelle ? La « connaissance objective » existe-t-elle ? Cette question surgit quand la signification attribuée au terme « connaissance » se rapporte à une entité qui pourrait exister indépendamment de la présence d'un acteur professionnel qui sait et qui agit sur/avec cet objet de connaissance. Cette situation se produira si l’on conçoit le phénomène de « transmission de connaissance » en distinguant i) l'étape de « production de la connaissance » ; ii) l’étape du « stockage de la connaissance », iii) de plus forcément « codé » sur un support physique statique employé alors comme moyen de « transport » (livre, cours, CD, FOAD, …) ; iv) la « réception » de cette connaissance par un individu et v) l’éventuel usage de cette connaissance en la transformant alors en « procédures ». Cette vision de la connaissance suppose l'existence d'un « producteur », et d'un « procédé de production », mais également d'un « consommateur » : le statut de la dite « connaissance » est celui d'un objet physique, d’une substance échangeable, simple stock résultant de l'accumulation de flux d'information. « La connaissance s’acquiert par l’expérience, tout le reste n’est qu’information » ! (A. Einstein)

Où sont donc les lieux de savoirs ? Séparation conception - exécution, mise à distance du sujet connaissant/agissant issue d’une « objectivation » de l’activité humaine pour en faire un objet de science normé, quantifiable, substituable par une machine informatique « experte » - réduction de la pensée à des modèles logiques, symboliques et computationnaliste - universalisme, oubli de l’expérience vécue, du contexte, de la dynamique temporelle, … une idée centrale qui se dégage des travaux sur « l’interactivité situationnelle » est la nécessité de dépasser la limitation des connaissances organisationnelles « possédées » par les agents en référence à une « épistémologie de possession » du knowledge (bord, limite) pour l’étendre à une « épistémologie de la pratique » (knowing, forme grammaticale qui en anglais, marque l’action « chemin faisant »). Nous allons argumenter pour que le manager prenne de la distance avec les notions « d’économie de la connaissance » ou de « société de l’information », dont le discours commun tend à faire un usage immodéré. Face à un savoir conçu comme quantifiable, mesurable, stockable et … vendable qu’impliquent ces expressions, nous allons réhabiliter – certes en dialogie avec les conceptions précédentes - les vertus des connaissances, intuitives, artisanales, pratiques, relationnelles, esthétiques, ancrées corporellement, … c'est-à-dire des connaissances énactives (de l’anglais to enact : susciter, faire advenir, faire émerger), qui laissent apparaitre que la cognition « embodied », loin d’être la représentation « mentale » d’un monde prédonné, est l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit à partir de l’histoire des diverses actions qu’accomplit un être dans le monde (F. Varela). Notre intention est de montrer que l’on peut aller au-delà du clivage ou du « grand partage » entre les savoir-faire manuels/corporels et les savoirs abstraits, en montrant comment la pensée et l’action, l’immatériel et le matériel, l’intellect et les gestes techniques/artistiques sont étroitement entrelacés dans la vie humaine : les savoirs n’existent pas indépendamment des hommes et des femmes qui les reçoivent, les construisent, les portent et les font circuler dans des espaces – temps tramés d’interactions entre humains et médiées par des artefacts.

4. Nos études sur l’activité du manager montre que la « fameuse » communauté de pratique (Wenger) n’est pas établie à priori et est à repenser dans un contexte « local – national » élargi : la référence à l’orchestration d’une performance/action collaborative, distribuée et partiellement improvisée entre des acteurs ou des systèmes d’activités, implique une forme d’activité qui requiert la contribution active de combinaisons de personnes et d’artefacts en reconfiguration constante, œuvrant au gré de trajectoires temporelles étendues, et distribuées dans l’espace. Les managers doivent agencer un nombre croissant de canaux et de dispositifs de communication, en face en face et à distance, de manière synchrone et asynchrone s’adressant à des individus et/ou des collectifs. Nous relevons ainsi la part croissante de la communication (des savoirs, des événements, des compte - rendu d’expérience, …) qui est au cœur des mutations du travail contemporain. Si l’on admet que les connaissances/compétences sont les matières premières sur lesquels se fondent l’action du manager, alors les conditions de leur élucidation, de leur circulation, de leur appropriation et de leur partage deviennent cruciales.

Les savoirs, les connaissances, …: des biens de ressources communes, « commons » (E. Ostrom), de l’organisation et/ou de la communauté ? Une stratégie de management 2.0, qui cherche à développer les savoirs circulants dans l’organisation, nécessite de penser les « commons » de l’association à la fois comme statut alternatif à la privatisation du savoir et comme mode de gouvernance par une communauté : ceci implique de remettre en cause i) un modèle juridique, celui du mythe de la « propriété absolue » qui ne conçoit le rapport des hommes aux « biens » que sur le modèle de la propriété unilatérale ; ii) un modèle scientifique, qui conçoit les phénomènes de manière statique et abstraite, les communautés « locales et singulières » comme des ennemies de l’universalisme et ignore les savoirs pratiques ; iii) un modèle économique qui mesure la performance exclusivement à la quantité des choses matérielles produites et à leur valeur monétaire, sans tenir compte de l’impact de leur production ni du process collaboratif conduisant à celle-ci (cf. séminaire 7 … à venir).

5. De la rationalité déductive et formellement rationnelle - « substantive » - à la rationalité procédurale ou « rationalité pratique » ? H.A. Simon développe la distinction entre ces deux formes de rationalité, la rationalité « substantive » qui se caractérise aisément par l’image du « calcul » de la décision optimale et la rationalité procédurale par l’exercice d’une « délibération appropriée ». Chaque fois que nous envisageons le comportement humain et en particulier ses décisions, sous l'angle de l'action finalisée, nous référons au principe de rationalité en rejetant les hypothèses diverses du hasard absolu, du conditionnement rigide, de la décision « illogique » et du désordre des idées. Ce modèle s’appuie sur une vision économique de la rationalité et suppose que les décisions sont prises sur les bases suivantes : i) des buts et des objectifs bien définis et acceptés – ii) un examen des alternatives et de leurs conséquences – iii) des informations complètes concernant les points sur lesquels il faut prendre une décision ; iv) la décision est d’autant plus efficace qu’elle utilise au mieux les informations disponibles. La meilleure solution est celle qui permet d’atteindre l’objectif et de maximiser sa satisfaction (l’utilité) en utilisant au mieux ses ressources.  Le résultat n’est pas assuré et trois grands scénarios conduisent à des décisions absurdes : les erreurs de raisonnement ; les mécanismes collectifs ; la perte de sens (C. Morel).

Pourquoi est-il impossible d’avoir une rationalité « parfaite », c’est-à-dire une rationalité où les moyens sont en parfaite adéquation avec leurs fins et permettent de choisir l’action la plus efficace compte tenu des contraintes en ressources ? L’analyse de la rationalité à partir des procédures s’oppose explicitement à la rationalité telle qu’elle est définie par les tenants de l’économie néo-classique. Le modèle de la rationalité procédurale ou « rationalité pratique » part du principe qu’il est impossible aux acteurs de maximiser leur « utilité » car il est difficile de traiter l’incertitude dans un environnement dynamique : i) ’information disponible est imparfaite – ii) les acteurs ont des capacités cognitives limitées – iii) les acteurs sont en situations d’interdépendance – iv) les acteurs participant au process de décision sont multiples. Ainsi la décision ne sera pas « parfaite » elle sera « satisfaisante » (satisficing) : « un agent recherche non pas l’action qui donne le meilleur résultat dans des conditions données, mais une action qui conduit à un résultat jugé satisfaisant relativement à un certain niveau d’aspiration ». (H. A. Simon). La compréhension des mécanismes de la prise de décision relève de la science de l’artificiel : les objets construits par l’homme, parce qu’ils sont créés pour répondre à un besoin à un moment donné ont un caractère contingent - artificiel - et traduit le refus de Simon de traiter les sciences humaines et sociales sur le modèle exclusif des sciences naturelles, i.e. celui de la soumission à des lois naturelles, c’est-à-dire à un modèle de la « nécessité » (M. J. Avenier).

6. Au centre de ces réflexions organisationnelles, se place la notion de « communauté », vue ici essentiellement comme lieu d’accomplissement des pratiques intersubjectives et sociales. L’arrière-plan épistémologique que l’on peut qualifier de « pragmatique » est appuyé sur une méthodologie « d’enquête » (J. Dewey) fondée sur une anthropologie, une clinique des flux de connaissances dans les organisations et trouve ses racines dans le pragmatisme américain, le constructivisme radical, l’énaction, l’action située, le socio-culturalisme et le mouvement des Science Studies : un ensemble de travaux qui considère les processus cognitifs comme étant avant tout des pratiques inscrites socialement plutôt que des processus intracrâniens - « solipsiste » - de traitement de l’information, parangon du cognitivisme « classique ».

Ce changement de perspective qui distingue la complexité de premier ordre i.e. complexité de l’objet et la complexité de second ordre i.e. complexité liée au regard de l’observateur (Le Moigne), nous permet d’envisager la convergence entre les théorisations de l’activité, celles de la cognition/action située et les conceptions des systèmes complexes adaptatifs.

7. En quoi peut-on qualifier de complexe l’environnement des projets d’action du manager ? Notre réflexion inscrite dans le contexte épistémologique pluridisciplinaire des sciences de la complexité actent que l’action en contexte naturel mobilise i) des acteurs hétérogènes qui fonctionnent avec des règles qu’ils doivent reconfigurer à partir d’informations parcellaires, incomplètes au regard de la dynamique du système « sport » et de la dynamique de ses agents ; ii) ces acteurs en interaction au niveau micro font émerger des formes d’organisations fonctionnelles à un niveau supérieur au niveau macro, qui modifie en retour les potentialités d’action des agents (récursivité) au niveau micro ; iii) des champs d'action limités ; des contrôles répartis et distribués ; des données décentralisées ; des traitements synchrones et asynchrones ; des dynamiques en interaction ; des incertitudes ; … Et au final le manager œuvre dans un contexte de décisions/actions multiacteurs, multidimensionnels, multicritères, multi échelles.

Dans ces environnements ouverts et instables, impliquant l'existence au sein même des process à contrôler de logiques divergentes, non hiérarchisées et souvent interdépendantes, les acteurs responsables de leur fonctionnement ne peuvent pas eux-mêmes exercer une supervision totale. En fait, les propriétés des environnements instables condamnent le pilotage à un contrôle partiel du système et font de ce pilotage en grande partie, un « art d'utiliser les circonstances » au moins autant qu'une application neutre et distanciée de normes et protocoles techniques. Les acteurs sont en permanence en train de faire des arbitrages entre les règles à appliquer et la façon de les interpréter selon les contingences des situations (cf. séminaire 3). Cet état de fait est autant du à des objectifs et des tâches mal définies – par nature - qu'à l'impossibilité d'appréhender l'ensemble des réactions et des états possibles du processus à contrôler. Ceci peut être vu comme une définition de la complexité qui peut être comprise comme une propriété intrinsèque du système mais aussi comme subjective et liée aux compétences des personnes chargées du pilotage de l’action. Cette perspective place alors les acteurs et leurs subjectivités au centre de la dynamique organisationnelle et la question centrale réside dans la co-construction du sens des situations dans lesquelles les acteurs sont engagés. 

8. Manager dans la complexité ? Les systèmes « bio-anthropo-techniques » que les managers sportifs pilotent sont des objets complexes, et en conséquence, l'accompagnement du processus de décision/action ne consiste pas à tenter de proposer des « solutions toutes faites » et de les apprendre au sein des dispositifs habituels de formation. Chacun des acteurs professionnels de l’organisation a son propre point de vue sur la réalité du système, point de vue qu'il a construit en fonction de l'expérience acquise au cours de sa trajectoire dans le passé et dans son espace d’action « sport - social ». Ces constructions sont à la fois issues et constitutives du système de représentations propre à la culture « disciplinaire » (sportive) à laquelle appartient l'acteur. Dans ce cas, la qualité des décisions/actions dépend de la qualité du processus de décision lui-même, entre autres de l'existence d'un dialogue entre les différentes parties prenantes concernées, non seulement pour vérifier que ces décisions sont acceptables mais aussi pour les co-construire.

Sur cette base, des chercheurs ont initié et développé – sous le vocable de « modélisation d’accompagnement  » - des approches alternatives pour la conception et l’utilisation des modèles, fondées essentiellement sur l’idée que les acteurs concernés pourraient être intégrés effectivement dans le processus de modélisation, depuis sa genèse jusqu’aux phases d’exploitation dans l’action collective. Dans ces démarches participatives, la cible n’est plus alors le modèle, mais l’activité de modélisation en tant que processus social apte à produire différents résultats, des artefacts comme le ou les modèles, mais surtout des changements cognitifs, normatifs, relationnels et opératoires chez les participants, acteurs du système cible (cf. sur ce blog le travail de modélisation et en particulier COMMOD).

20:46 Écrit par Philippe Fleurance | Lien permanent | Commentaires (0) | |

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