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14/06/2012

Vulnérabilités en contexte de performance et résilience : le manager peut-il enrichir ses points de vue pour créer les conditions de l’efficience individuelle et collective ?

1. Penser la vulnérabilité ? Une personnification et une simplification des relations sociales, des activités de travail, sportives, …  tend à proposer une explication universelle (a-située), intemporelle de l’action et à minorer le rôle des facteurs organisationnels, interactionnels, d’apprentissage, de compétences, … Dans ce contexte, il n'est pas étonnant qu'en cas d'échec, c'est logiquement la personne qui est en cause : elle ne sait pas s'adapter, elle stress, elle a besoin de retrouver l'estime de soi, etc. … Le risque est de tomber dans les pièges lucratifs de cabinets de « conseils » peu scrupuleux abordant ces questions sur un mode individuel et psychologisant, questionnaires douteux à l'appui, allant chercher les failles - non pas dans l'organisation collective du travail, du développement des compétences et des relations - mais dans celles de la vulnérabilité inhérente à l'humain en activité. Le masquage de la complexité induit par cette approche personnaliste ne contribue que très peu à améliorer le problème de la complexité de l’action, car les acteurs n‘ont plus conscience de la globalité de l’organisation, de ses interrelations … c’est-à-dire des effets systèmes émergeants non linéaire, non causaliste.

Les organisations et les managers ont besoin d’instruments plus ou moins sophistiqués pour construire des représentations adéquates des univers dans lesquels ils évoluent, pour coordonner efficacement leurs actions. Peut on alors penser les liens « individu - collectif – organisation » ? (cf. http://www.bertrandkeller.info/2012/06/11/3134-aborder-la-complexite-par-la-puissance-des-reseaux ). Il convient de discuter cette approche psychologisante, réductrice, essentiellement centrée sur les individus, leurs états mentaux et leurs intentions comme uniques déterminants des réalités vécues.

2. « C’est grâce à … ou à cause … du mental » : C’est une explication rapide et commune que l’on entend souvent pour expliquer les échecs, les aléas, … et les réussites de la vie sportive et professionnelle. Cette thèse internaliste porte l’idée d’un esprit isolé dans sa boîte crânienne (un « gouverneur central »), recevant des informations sur le monde extérieur par le biais du corps et traitant ensuite ces informations de façon à donner - en retour - des instructions au corps, pour agir dans/sur le monde de manière plus ou moins pertinente. Un dualisme du corps et de l’esprit qui conçoit des agents cognitifs parachutés dans un monde prédonné, pré organisé dans lequel ceux-ci doivent s’adapter à l’ordre préexistant en utilisant que leurs seuls outils cognitifs ! Cet acquis historique n’est actuellement plus discuté sur le fond et semble aller de soi. La tradition individualiste et réductionniste en sport a tenté d’identifier et mettre en exergue des facteurs dits « déterminants » de la performance et par suite de construire des dispositifs de « préparation » sur ces bases. Certes, dans un univers parfaitement stable, les critères de maximisation de la performance semblent plus évidents et faciles à développer que dans un environnement dynamique et non stationnaire, tel que nous pouvons l’appréhender actuellement. La perspective d’isoler et d’objectiver des facteurs « critiques » de la performance en ignorant les aléas du contexte est cependant paradoxale : les caractéristiques contextuelles et temporelles des systèmes d’action sont nécessaires pour comprendre ce qui est « critique » dans l’action située.

Que donne à voir cette thèse internaliste et les pratiques qui en découlent ? Le dualisme devenu le sens commun (que nous avons discuté dans http://preparation-mentale-pfleurance.hautetfort.com) a généré des pratiques de préparation du mental qui valorisant le seul niveau des représentations cognitives, ignore les détails pratiques et situés de l’action incorporée, l’environnement et la dynamique de l’action. Le monde vécu est vu comme réductible à une approche qui prétend faire de lui une copie d’une réalité prédonnée, typiquement la « réalité physique », qui lui fournirait ses structures et son architecture de base (vu alors comme le duplicata du monde physique, et comme redevable à ce dernier d’être ce qu’il est). Cette approche qualifiée d’objectivisme représentationaliste, est à notre sens non pertinente (cf. les textes sur le blog préparation du mental), parce qu’elle dépossède l’homme de son monde propre pour faire de ce dernier le reflet d’un monde anonyme, en quelque sorte « préhumain ». A nos yeux, en se focalisant essentiellement voire en surévaluant les capacités cognitives individuelles, cette thèse oublie les relations qui unissent les individus humains entre eux, à leurs outils et artefacts, aux institutions et organisations, aux réseaux d’échange sociaux, … en bref, au monde anthropologiquement constitué. « Pauvre manager qui ne serait qu’un psy ! » nous dit Claude Rochet (cf. son texte sur ce blog). N’oublions pas qu’en produisant des outils, des artefacts, des organisations, … l‘homme s’est construit un monde artificiel (au sens d’Herbert Simon, 1958) i.e. des systèmes anthropotechniques qui possède à la fois un caractère structuré et structurant. Dans un processus chargé de significations individuelles et/ou sociales, les relations entre ces systèmes anthropotechniques et les acteurs, conduisent à une adaptation  réciproque, résultant d’une longue expérience – une dizaine d’années en sport. D’où une hypothèse de coévolution entre la nature du dispositif et la performance : cette hypothèse implique pour le manager la nécessité i) d’une compréhension et modélisation de phénomènes complexes conduisant à la performance, et ii) d’organiser cette coévolution par une ingénierie ad ’hoc créatrice des conditions de la performance. La question pour le manager est bien de réfléchir l’organisation de ce système anthropotechnique comme un monde structurant non clos sur lui-même, laissant ouvert les possibilités d’émergence d’individus efficients dans toute leur singularité, i.e. sans préjuger du chemin pour y parvenir (cf. http://www.youtube.com/watch?v=e1LRrVYb8IE

3. Au delà des systèmes normatifs de « la mal mesure de l’homme » (S.J. Gould, 1997) qui se prévalent souvent d’affirmations fallacieuses en recourant à une forme de substantialisation des phénomènes psychologiques appuyée sur un positivisme naïf de la mesure du comportement de la personne (métrologie psychologique, et autres volontés de catégoriser les comportements humains comme les méthodes « Action Types », « ennéagramme », …), nous avancerons l’idée qu’un système humain est toujours inadapté et que cette inadaptation partielle est la condition même du process - toujours inachevé - de son adaptabilité. Las des catégorisations ! Un individu est toujours singulier dans la mesure où il n’est pas « substituable » : sa place ou son rôle ne peut pas préexister à l’individuation en acte qui fonde son existence. Il faut donc développer de nouvelles intelligibilités pour dépasser ces tropismes scientistes consistant à tenter de réduire le désordre - la variété - la variance - l’instabilité - l’incertitude - la créativité – … mais par contre à augmenter l’ordre - la standardisation - la conformité - la stabilité - la prévisibilité, … L’illusion « normale » de ces approches leur fait refuser l’atypie phénoménologique fondamentale de l’être humain (cf. Les maladies de l'homme normal, Guillaume le Blanc, 2004). Ne peut-on se demander comment une singularité - au sens fort d'unicité, d'incommensurabilité - devient possible et acceptable ?

Gilbert Simondon (1964 – 1989) dans une perspective philosophique différente, nous invite à penser l’individuation dans le contexte des interdépendances et des dynamiques de la relation de l’homme aux techniques et au monde social : l’individuation humaine est la formation à la fois biologique, psychologique et sociale, de l’individu toujours inachevé. De manière inverse aux approches – citées précédemment - qui ne s'intéressent qu’à l'individu constitué, qu'elles considèrent comme achevé (i.e. suffisamment stable et « catégorisable » a priori), c'est à partir de l'individu que Simondon étudie l'individuation : « Il faut opérer un retournement dans la  recherche du principe d'individuation, en considérant comme primordial l'opération d'individuation à  partir de laquelle l'individu vient à  exister et dont il reflète le déroulement, le régime, et enfin les modalités dans ses caractères ». Il faut supposer pour cela que l'individuation ne produit pas seulement l'individu, mais le couple individu - milieu. Ce qui signifie avant tout que la connaissance de l'individu n'est toujours qu'une connaissance approchée. Puisque l'individuation est le lieu d'une invention, d'une construction permanente de soi-même, il faut « essayer de connaître l'individu à  travers l'individuation plutôt que l'individuation à partir de l'individu ». Accorder un rôle privilégié à l'individuation, c'est aussi considérer de manière nouvelle le devenir de l'individu : il n'est plus altération d'un être achevé comme écart à un comportement moyen issu d’un testing, mais il est le mode même de l'être humain en société. Pour Simondon, il n’y a pas d’individu achevé possible, ni d’individualité, ni même d’individualisation, il n’y a que des  organismes en individuation, i.e. en opération constante de s’individuer. Et comme le rappelle Bernard Stiegler (2006), l’individuation humaine est triple, c’est une individuation « à trois brins, car elle est toujours à la fois psychique (« je »), collective (« nous ») et technique (ce milieu qui relie le « je » au « nous », milieu concret et effectif) ». Ceci est une question cruciale qui positionne différemment la vision relative aux notions d’identité personnelle, de management et de formation sportive/personnelle : ces questions ne sont pas abordées sous l’hypothèse d’une stabilité, d’une permanence personnelle et dispositionnelle qui permettrait l’accès aux dispositifs de performance, mais à partir de ce paradoxe d’une identité - ou plutôt de micro identités (Varela, 2000) - personnelle(s) construite(s) à travers la multiplicité des expériences et des situations offertes aux individus. Au delà de l’incitation à « la contemplation interminable du soi » telle que les mentalistes la mettent en œuvre, il en va alors, de la responsabilité du manager que de construire/organiser/dynamiser des dispositifs – comme les parcours d’excellence sportive - favorisant la résilience individuelle et collective.

4. Holling (1973) définit la résilience comme la capacité d’un système à pouvoir intégrer dans son fonctionnement une perturbation, sans pour autant changer de structure qualitative : il met l’accent sur la capacité de transcender une difficulté et de se transformer. Concept transdisciplinaire par nature, la résilience s’est développée sous l’impulsion de nombreuses observations (Boris Cyrulnik, 2001 - 2002) et concerne la capacité d’un individu, d’un système, d’une organisation à conserver ses fonctionnalités, et potentiellement ses performances, en présence de perturbations importantes, ou imprévues qui dépassent celles pour lesquelles le système a été conçu (s’il s’agit d’un système artificiel), ou auxquelles il s’est adapté (s’il s’agit d’un système naturel). Cette définition met l’accent sur les conditions loin des équilibres ou des instabilités peuvent faire passer le système dans un autre domaine de stabilité correspondant à un autre type de comportement : l'idée fondamentale est que la stabilité résiliente que nous observons dans des systèmes comportementaux complexes est le résultat d'un équilibre dynamique (cf. les textes sur la complexité dans ce blog)

Dans le management des « risques » inhérents à l’accompagnement de la situation compétitive, la variabilité de la performance ne peut être niée, mais cette variabilité est, tout à la fois, source de succès et d’échecs : elle peut être vue comme le résultat de combinaisons inattendues de la variabilité de la performance « normale » faisant face à la complexité du monde réel. La notion de résilience nous apparait heuristique pour évoquer les questions de vulnérabilités des athlètes : elle porte en soi une idée d’espérance, d’attentes positives, de croyances que les athlètes et les organisations peuvent toujours ajuster leurs performances à la situation actuelle. L'ingénierie de la résilience suppose alors de comprendre les réponses d’un « système performance » complexe par nature, aux variations internes ou externes : par exemple, la variété quotidienne de/à l’entrainement nourrit-elle une résilience au quotidien ? La résilience au quotidien de/à l’entrainement  nourrit-elle la résilience face à l’exceptionnel de la situation de performance ? Développer de manière proactive la résilience fait appel à des capacités spécifiques en « tension » (cf. sur ce blog et à ce sujet, l’analyse du métier d’entraineur national) : confiance et lucidité sur la situation – appréhension détaillée et vision globale – recours aux procédures et créativité – expérience et critique de l’expérience – bon sens et opportunisme – affirmation de soi et écoute – optimisme et conscience des limites.

5. « L’apprentissage de l’imperfection » c’est le titre d’un ouvrage de Tal Ben-Shahar (2010) qui s’inscrit dans le renouveau de la psychologie dite « positive » (Martin Seligman 2002 - Richard Lazarus, 2000) et qui s’éloigne d’une psychologie uniquement centrée sur l’étude des cas d’inadaptations et/ou pathologiques (anxiété, stress, …) en argumentant de « l’étude des conditions et processus qui contribuent à l’épanouissement ou au fonctionnement optimal des gens, des groupes et des institutions ». Il en va ainsi de l'idée de plaisir d'agir - oubliée derrière les analyses "one shot" de la performance substantialisée. Notons ce caractère « d’optimalité contingente » (et non de maximisation) que Tal Ben-Shahar développe dans son ouvrage et qui interroge la culture – ou pour le moins le discours voire les pratiques - perfectionniste du monde sportif « lâcher la perfection permet d'accepter ce que la vie vous offre et d'en tirer le meilleur parti ». Tal Ben-Shahar développe l’argumentaire que « Le perfectionniste a souvent beaucoup de mal à fournir un effort aussi soutenu. Son obsession de l'objectif à atteindre et son incapacité à profiter du parcours finissent par saper ses aspirations, sa motivation, et il est moins susceptible de fournir le travail nécessaire pour réussir » alors que « L'optimaliste, de son côté, est capable de profiter du voyage tout en restant concentré sur sa destination même si celui-là n'est pas une sinécure - car il lui faudra se battre, chuter, douter, souffrir parfois. Il est stimulé autant par l'attraction, que par celle du parcours dont il profite jour après jour. Il éprouve à la fois une satisfaction quotidienne et un sentiment d'accomplissement à long terme »

... Il faut apprendre à échouer, et en tirer des leçons pour réussir. Michaël Jordan – tout comme bon nombre de sportifs et entraineurs expérimentés - analyse ainsi : « J'ai manqué 9000 tirs dans ma carrière et perdu 300 matchs. C'est pour ça que maintenant je réussis ». Osons la métaphore avec le mythe de Sisyphe châtié par les dieux pour son orgueil et qui poussait éternellement sa pierre retombant du haut de la montagne. Contrairement au désespéré que l'on présente habituellement dans la mythologie, Camus considère qu'il faut imaginer Sisyphe heureux (Le Mythe de Sisyphe, Albert Camus, 1942). Sisyphe trouve son bonheur dans l'accomplissement de la tâche qu'il entreprend, et non dans la signification absolue de cette tâche « Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

15:26 Écrit par Philippe Fleurance | Lien permanent | Commentaires (0) | |

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