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15/03/2011

Séminaire 3 : Le manager et ses responsabilités en action collective ; la pragmatique du droit

1. Introduisons la problématique de ce séminaire par une observation concernant les véhicules cherchant à s’insérer dans la circulation des périphériques urbains. La priorité à droite s'applique sur ces voies d'entrée, ce qui signifie que les véhicules entrants sont prioritaires sur les véhicules en circulation. Le boulevard périphérique parisien étant fréquemment encombré, l'insertion sur la voie de circulation se fait - en pratique - le plus souvent sur le principe de la fermeture éclair : la voie de droite du boulevard fusionne avec la voie d'insertion au rythme d'une voiture sur deux. Cette règle tacite évitant un blocage du flux circulatoire, traduit de fait, un non respect généralisé – collectif - des règles du code de la route. Inversement, le principe d’insertion par fermeture éclair n’est plus pertinent lors de circulation fluide et les conducteurs en reviennent naturellement aux règles prescrites. Mais qui juge d’une circulation encombrée ou fluide ? La question de l’application – voire de la concurrence - de la « règle écrite prescrite » ou de la « règle pratique émergente » n’est pas seulement une question « morale » de transgression ou non des règles établies (faire ce qu’il prescrit) mais aussi une question de viabilité de l’action répondant de caractéristiques contextuelles (faire ce qu’il convient en situation) et de la culture incorporée des conducteurs citadins. 

Qu’est-ce qu’alors qu’appliquer une règle ? L’interprétation instrumentale classique est la suivante : c’est agir, les yeux posés sur le modèle préétabli. De cela découle qu’il faut suivre très scrupuleusement une procédure, vérifier que l’on a obtenu tel ou tel résultat « conforme ». Mais la métaphore routière nous amène à penser qu’entre une norme sociale, et son application par les individus, s’ouvre un immense domaine de contingences, qui est celui engendré par la pratique en situation et qui n’est jamais pure application ou simple imitation de modèles préétablis : on a affaire ici à un conflit entre efficacité pragmatique et règle officielle, instituée et explicite. Dans cette perspective, les systèmes normatifs traduisent à la fois l’ensemble des règles formelles « désengagées » dont il est fait instruction aux gens ayant à les mettre en œuvre et la mise en œuvre par ces mêmes gens de ces règles formelles. Les deux dispositions formelles et pratiques de mise en œuvre des dispositions formelles, fonctionnent de manière réflexive, indissociable et inextricablement liée. Les lois, les règles juridiques, les mœurs, les principes moraux, les normes sociales, les conventions du langage, les conventions qui valent dans les sciences, ainsi que les normes de rationalité et de vérité, méritent d’être regroupés sous la catégorie très générale de « normes ».

2. C'est la question de la norme, des règles pour l'activité et de la renormalisation en actes et en situation qui est ici, posée. La notion de norme, essentiellement comprise dans sa dimension intersubjective et collective, est souvent restée impensée par les acteurs sportifs considérant « le référentiel » comme une commande ou une prescription normative qui s'exerce en direction de leur travail. Certes, la mobilisation des règles est une ressource pour l’activité, mais il apparait de plus en plus difficile de tenir la position que les normes et les règles puissent constituer de manière déterminante les seuls facteurs orientant la conduite des gens : du fait des « incertains » et/ou des « impensés » du travail, la transgression et la « prise en charge des choses » apparaissent bien comme une dimension constitutive du travail.

L’activité de travail pris au sens des interactions locales entre les acteurs orienterait alors vers le refus du « déjà la », consistant à ne pas accorder une fonction trop influente aux structures sociales par rapport aux actions locales des différents acteurs. Dans cette ligne de pensée, les institutions et leurs systèmes normatifs ne prennent corps et formes que dans les interactions qu’elles produisent (cf. le monde propre) et par conséquent – à ce niveau micro – la compréhension des interactions locales pourrait se suffire à elle-même. Mais on sent bien que le niveau plus macro - les cadres et normes institutionnels - pèsent sur l’action de chacun.Quelles voies alors entre des visions de systèmes normatifs trop « déterminants » et des visions de l’action/interaction trop « émergentes » ?

3. La multiplicité des acteurs et les modes pluriels de gouvernance du sport impliquent que les membres d’une « organisation sport » agissent en respectant les nombreuses prescriptions d’une pluralité d’ordres normatifs : celles édictées par l’état (cf. code du sport), celles du mouvement associatif (cf. loi 1901 et ses constructions dans le mouvement sportif amateur et professionnel), celles des fédérations sportives et du Comité National Olympique et Sportif Français, celles du code de la santé, celles du droit commun … La superposition de ces ensembles normatifs prescriptifs et par conséquent « mesureur » d’écarts, semble vouer à l’échec toute recherche - à priori - de cohérence pour l’action : pluralisme des sources, hétérogénéité des valeurs de référence, interactions entre les systèmes normatifs, niveaux d’action enchevêtrés, … Décrit souvent comme compliqué, les interdépendances « en acte » sont devenues si fortes que le droit est devenu complexe. Cette pluralité des principes directeurs et de fait, la pluralité des échelles de valeurs n’est pas sans poser aux acteurs, des problèmes majeurs de contradiction, d’identité ou de rationalité, parfois des conflits d’interprétation ou de loyautés.

L’impossibilité d’isoler une question des « détails » circonstanciels de son accomplissement appelle le manager, à l‘intelligibilité des écarts entre ce qu’il est convenu d’appeler le « travail prescrit » et le « travail réel », i.e. des « arrangements » construits par les gens engagés dans une activité pour produire localement une « vérité » et une compréhension mutuelle leur permettant de coopérer et d’interagir de manière largement ordonnée dans le cours de l’action. Autrement dit, il s’agit plutôt de porter attention aux « normes en acte » que les individus expriment, dans l’urgence des échanges, pour lever les problèmes d’incomplétude qui surgissent de mille façons impromptues à tout moment de l’action en cours et mettre en avant, le caractère situé, auto-organisé et émergeant de l’ordonnancement de l’activité « individuelle-collective/collective-individuelle ».

4. En ce sens manager peut être considéré comme une profession à pratique « prudentielle » ? Les professions qualifiées de « prudentielle » traitent de problèmes à la fois singuliers et complexes, dans des situations de forte imprévisibilité (Champy, 2010). Elles interviennent dans des situations pour lesquelles une application systématique de savoirs formalisés peut conduire à des catastrophes. Aubenque (1983) nous rappelle combien cette mise en garde est valable pour les juristes, lesquels doivent compter avec « l'infirmité inhérente à toute loi écrite, qui est universelle, alors que les actions humaines, qu'elle prétend régir, sont de l'ordre du particulier ». C’est l’adaptation à la singularité des cas qu’Aristote appelle la prudence : il a forgé une philosophie pragmatique pour désigner un mode de connaissance et d’action requis quand une irréductible contingence, des incertitudes, mettent en défaut la science, qui est adaptée seulement pour traiter de l’universel. Les professions à pratique prudentielle sont donc celles dont les membres ne peuvent pas se contenter d’appliquer des savoirs scientifiques, même s’ils ont la maîtrise de tels savoirs. Ils doivent prendre le risque de faire des paris face à l’incertitude des situations et dès lors chercher le « meilleur possible » et non le « meilleur absolument ».

06:47 Écrit par Philippe Fleurance | Lien permanent | Commentaires (0) | |